Dès la première réunion de l'assemblée conciliaire
à Rome, le 11 octobre 1962, je mis en route une commission européenne
d'évêques, chargée de travailler avec la fraction la plus
ouverte de l'épiscopat dont ils faisaient partie. Nous travaillions avec
des théologiens-experts qui servaient à leur tour d'agents de
liaison avec des évêques d'Europe. Nous voulions arriver, dès
le début du Concile, à freiner l'influence de l'aile étroitement
conservatrice de l'assemblée conciliaire, à laquelle appartenaient
notamment le cardinal Ottaviani et Mgr Marcel Lefebre. Nous nous réunissions
chaque semaine afin de réfléchir sur la stratégie conciliaire
pour que l'Église parvienne à se révéler, avant
tout, comme étant au service de l'homme et des valeurs humaines. La collaboration
des épiscopats français et allemands se révéla
très utile. Était-ce, sur le plan religieux, une modeste ébauche
de ce que pourrait être un jour la collaboration franco-allemande
comme moteur de l'animation spirituelle de l'Europe ?
Les Pères dominicains Congar et Marie-Dominique Chenu, de grands amis
de l'Alsace, ainsi que le célèbre jésuite Karl Rahner,
notre voisin de Fribourg-en-Brisgau, nous ont, sans cesse, ouvertement stimulés
et aidés dans nos efforts.
Dans les pays arabes, on était fort mécontent de la préparation d'un texte conciliaire en faveur des juifs. On craignait qu'il prenne une signification politique. Les offensives diplomatiques se multipliaient pour empêcher cette déclaration. Des patriarches et des évêques du Proche Orient durent y prêter leur concours. La presse insistait pour qu'on maintienne en tout cas l'accusation de "déicide " portée contre le peuple juif.
Entre le 7 et le 9 octobre 1964, le cardinal Cicognani, secrétaire d'État, président de la commission de coordination du Concile, avait rencontré à Rome, cinq patriarches orientaux et leur avait communiqué l'information suivante : "La déclaration conciliaire sur les juifs sera supprimée." Le 9 octobre 1964, le cardinal Bea, président du secrétariat pour l'unité, qui supervisait la préparation du texte concernant le judaïsme et l'Église, reçut une lettre signée de Mgr Perikles Felici, secrétaire général du Concile, lui prescrivant, au nom de "l'autorité supérieure", de réduire la déclaration sur les juifs à quelques lignes qu'on se contenterait d'insérer dans la constitution doctrinale sur l'Église.
Le vendredi 9 octobre 1964, dans l'après-midi, la commission des évêques
et des experts chargée de préparer la déclaration sur les
juifs fut avertie qu'étant donné les difficultés insurmontables
que rencontraient le texte en préparation ainsi que la Déclaration
sur la liberté religieuse, ces deux documents "tomberaient sous
la table ". On devait cesser leur rédaction.
L'un des experts américains, bien que tenu au secret, me communiqua aussitôt
la nouvelle, sachant combien je luttais pour un changement radical de l'attitude
de l'Église catholique vis-à-vis du judaïsme. Je venais en
effet de faire devant l'assemblée conciliaire, quelques jours avant,
une intervention dans ce sens qui fut particulièrement remarquée.
Apprenant la nouvelle, j'en fus atterré. Je décidais de travailler
de toutes mes forces pour empêcher le naufrage de ces textes. Personnellement,
je n'étais pas tenu au secret au sujet de la décision communiquée.
Je pouvais donc essayer de combattre cette imposture ouvertement.
Le lendemain, samedi 10 octobre 1964, se réunissait, par une heureuse
coïncidence, l'ensemble de l'épiscopat français présent
à Rome. J'avertis aussitôt son président, le cardinal Liénard,
que je venais d'apprendre la grave menace qui pesait sur l'avenir du texte en
faveur des juifs. Je lui demandais d'en parler au Saint-Père. Il me répondit
qu'il écrirait une lettre fraternelle au Cardinal Bea, l'assurant de
l'amitié des évêques français. Je me permis de lui
répondre que cela ne changerait rien à la situation du texte et
que le cardinal Bea connaissait nos sentiments d'amitié. Le président
de l'épiscopat français hésita à faire davantage.
Dans la soirée, je téléphonai au cardinal Frings, archevêque
de Cologne, président de l'épiscopat allemand, ainsi qu'au cardinal
Doepfner, archevêque de Munich, les mettant au courant de ce qui se tramait.
Je les suppliai d'envisager une intervention auprès du Saint-Père
afin d'empêcher la disparition du texte concernant le judaïsme. Je
leur disais qu'il me paraissait nécessaire que ce soient précisément
les évêques allemands qui sauvent le texte en faveur des juifs.
Le cardinal Doepfner prit l'affaire en main de la part du président de l'épiscopat allemand. Il convoqua un certain nombre de cardinaux pour le lendemain après-midi au centre ecclésiastique allemand à Rome, appelé Anima. Le dimanche 11 octobre 1964, à l'heure prévue, tous les cardinaux français étaient présents, associés à d'autres. Les Allemands avaient préparé une supplique vigoureuse à l'adresse du Saint-Père, protestant contre le risque de disparition du texte conciliaire relatif aux juifs. Tous les cardinaux français signèrent la protestation, ainsi que tous les autres présents. Ils étaient seize cardinaux. En même temps, j'avais averti Henri Fesquet, l'envoyé spécial du journal Le Monde à Rome, sachant que le Saint-Père lisait régulièrement ce journal. Je me disais : le Pape sera prévenu par deux voies différentes, d'une part, par la protestation des cardinaux et d'autre part par un compte-rendu paraissant dans la presse française et un autre dans la pressse d'Amérique latine.
Quelques jours plus tard, il y eut une conférence de presse au Vatican, présidée par Mgr Wright, évêque de Pittsburgh, USA. A cette rencontre, Henri Fesquet réagit violemment contre une motion de quelques évêques se déclarant outrés qu'on ait pu apprendre, par indiscrétion, "l'élimination diplomatique" des déclarations concernant le judaïsme et la liberté religieuse. Henri Fesquet justifia l'intervention des journalistes en se référant à l'importance reconnue par le Concile aux laïcs dans l'Église. Pour clore les débats de cette réunion houleuse, Mgr Wright reconnut que ceux qui, par leurs intrigues, avaient cherché à étouffer la voix du Concile avaient incontestablement commis une faute plus grave que ceux qui, peut-être à l'aide d'indiscrétions, avaient révélé ces menées obscures.
Le résultat de ces diverses protestations fut l'annulation, par le Pape, des instructions que le secrétaire général du Concile, Mgr Felici, avaient données en vue de la suppression des textes en préparation. Tout le vacarme fait dans la presse, ainsi que l'intervention très opportune des seize cardinaux, obtinrent le maintien des deux documents, celui traitant des relations entre l'Eglise et le judaïsme et l'autre, également fort controversé, relatif à la liberté religieuse.
Pour ma part, j'ai été heureux d'avoir pu ainsi contrecarrer de telles manoeuvres. J'ai, d'une façon décisive, contribué à sauver deux des textes conciliaires particulièrement significatifs. Et j'ai remercié Dieu d'avoir pu servir ainsi d'une manière efficace les efforts de réconciliation entre l'Eglise et la Synagogue.
Le texte concernant le judaïsme fut remis sur le métier et soigneusement
élaboré dans la suite. Il put être adopté définitivement
le 28 octobre 1965, par 2 221 voix contre 88 opposants.
Ce fut le début d'un tournant radical dans l'attitude de l'Église
catholique vis-à-vis du judaïsme.
Après avoir été mise en discussion et corrigée à
trois reprises, la déclaration sur la liberté religieuse fut quant
à elle promulguée à la dernière séance de
travail du Concile, le 7 décembre 1965.
L'un des bienfaits les plus attendus du Concile fut de faire disparaître une certaine forme de juridisme excessif, qui était devenu un frein pour la vie. La lettre avait souvent pris le pas sur l'esprit. Il fallait tenter d'y remédier sans sacrifier ni le contenu ni le contenant du Message chrétien. Beaucoup de fidèles se sentaient soulagés à la pensée que l'Église allait remédier désormais aux excès du rigorisme légaliste. On tenait à pouvoir s'orienter vers des attitudes plus vraies et vers davantage d'intériorité. Mais comment éviter que les exigences souvent tatillonnes du passé ne soient pas remplacées par un laisser-aller anarchique, sous prétexte de liberté ?
J'ai dû prendre la responsabilité pleine et entière du diocèse à un moment particulièrement critique. En 1967, les "situationnistes" préparaient déjà à Strasbourg la mise en route des événements de mai 1968. Une exaltation para-religieuse poussait les jeunes à la libération des contraintes, y compris des plus légitimes. La révolte étudiante, avec son vagabondage spirituel, diffusa des idées subversives (...)
Quelque temps après la dernière guerre mondiale, j'ai fait visiter
à un touriste, dans la banlieue de Colmar, un village nouvellement reconstruit
après les hostilités. Mon visiteur se disait peu croyant. Au centre
de ce village - il s'agit d'Ostheim - on découvre deux clochers, deux
églises se faisant face. Nous avons visité les deux lieux de culte,
admirant leurs proportions et leur luminosité. Puis se tournant vers
moi, le touriste dérouté, voire scandalisé, me dit : "Voilà
deux églises semblables, l'une en face de l'autre. Dans chacune un autel
surmonté d'une croix entourée de cierges. Dans chacune un baptistère
où l'on administre le même baptême. Dans chacune la même
Bible, symbole de la proclamation du même Message chrétien." Le
visiteur ajouta : "Comment voulez-vous me tirer de l'incroyance, quand je vous
vois vous opposer les uns aux autres tout en vous réclamant du même
Christ ? " Puis nous sommes allés à Sélestat,
une ancienne capitale de l'humanisme rhénan. J'ai montré la synagogue
à mon visiteur. Il m'a dit : "C'est la maison de prière de vos
ancêtres. Le Christ était juif. Pourquoi les Alsaciens, qui se
disent croyants, gardent-ils au fond de leur coeur un brin de mépris
pour les juifs et de la méfiance envers eux ? C'est une manière
curieuse de cultiver les liens familiaux ! "
En constatant les réactions de ce compagnon de route et en y réfléchissant, j'ai compris que ce qui sépare nos confessions religieuses en Alsace – et ailleurs bien sûr – est plus profond que des convictions doctrinales. A la racine de ce qui nous oppose et nous divise, il y a une sensibilité particulière, une forme d'intuition de la conscience et du coeur, qui saisit différemment ce qu'a été et qu'a voulu le Christ. Ce qui nous sépare, pour une partie au moins, c'est tout le poids d'une hérédité séculaire, transmise de génération en génération et qu'a forgée le subconscient des uns et des autres.
Or voici que le Deuxième Concile du Vatican a voulu entraîner
l'Eglise à dépasser ses anciennes murailles pour avancer d'un
pas neuf et plus courageux vers le grand dessein de Dieu, qui est de rassembler
tous les peuples de la terre en une grande famille de frères. L'ensemble
des chrétiens, rassemblés dans une Église rajeunie en son
mystère et renouvelée dans la structure de ses tissus, sont invités
par Dieu à inaugurer une nouvelle forme de coexistence entre les peuples.
De là le devoir imposé par le Concile à l'Eglise catholique
de changer d'attitude désormais vis-à-vis des autres Églises
et même des autres religions, surtout envers le judaïsme.
En raison des composantes religieuses de l'Alsace, il en est résulté chez nous, bien vite, des démarches et des efforts qui ont déjà commencé à porter leurs fruits. Tout dialogue suppose la reconnaissance de l'autre. Le dialogue inter-religieux vise plus loin : son but est la découverte commune du Dieu toujours plus grand, dont personne ne peut prétendre être le propriétaire.
Les juifs sont incomparablement moins nombreux en Alsace que les protestants. Cependant le judaïsme y a, peut-être, une importance plus grande par tout ce qu'il représente comme réalité historique, comme fait sociologique, comme catalyseur métaphysique et religieux. De plus, selon le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, la communauté juive d'Alsace est la mieux structurée et la plus vivante en France (en 1992, l'Alsace compte environ 25 000 juifs).
La sensibilité des chrétiens d'Alsace par rapport au judaïsme a évolué, surtout à partir du moment où l'on s'est rendu compte de la persécution que le régime hitlérien entreprenait contre les juifs. Des liens nombreux se sont tissés récemment aussi entre l'Alsace et l'État d'Israël. Chaque année des juifs d'Alsace y élisent domicile et y prennent leur retraite. Ce fut le cas des anciens grands rabbins de Strasbourg, du professeur André Neher et de bien d'autres personnalités.
Lorsque j'étais enfant, dans une commune voisine de celle où j'habitais, il y avait une communauté juive relativement importante ainsi qu'une synagogue. Nous nous rendions compte que les juifs sanctifiaient le samedi et non le dimanche, qu'ils suivaient des prescriptions très strictes pour leur nourriture, qu'entre eux ils parlaient une langue particulière. Nous remarquions aussi qu'au cours de l'année ils célébraient avec solennité des fêtes différentes des nôtres. Cela suffisait pour stimuler la curiosité des enfants et des jeunes. Nous regardions les juifs comme des êtres un peu à part, sans trop savoir pourquoi. Les adultes les considéraient comme des commerçants très astucieux, dont il fallait savoir se méfier.
Toutefois, dans divers villages, les enfants catholiques et juifs jouaient ensemble très amicalement. Au moment de la Pâque juive, des familles juives invitaient les petits chrétiens, en particulier pour leur donner du pain azyme. A Noël, les petits juifs venaient se réjouir avec leurs petits camarades catholiques, heureux d'assister à l'office de Noël au fond de l'église. Enfants, nous ne pouvions pas deviner ce que les adultes chrétiens disaient des juifs et ce que ces derniers disaient des chrétiens. Il me reste uniquement le souvenir d'une certaine méfiance. Il nous arrivait d'entendre quelquefois des mots d'injure ou de moquerie contre les juifs, sans en percevoir les vrais motifs. Devenus plus âgés, nous avons senti que, vis-à-vis des juifs, les chrétiens d'Alsace avaient parfois des réactions de moindre sympathie. Le motif en semblait sociologique et non religieux. Plus tard, j'entendais dire : "En Alsace, il y a pas mal d'antisémitisme. " Peu à peu, nous constations que certains Alsaciens affectionnaient des représentations caricaturales des juifs. On traitait ceux-ci facilement d'usuriers ou d'ambitieux, ou même de "conspirateurs ". Bien sûr, c'étaient des attitudes malsaines, indignes de chrétiens.
Je suis convaincu que la réconciliation entre l'Église et la Synagogue pourrait aider les chrétiens dans la découverte d'un autre langage religieux et d'une autre forme d'humanisme. L'anthropologie biblique réserve une place importante aux valeurs du coeur et accorde une grande attention aux détails de la vie humaine. Par là, la religion juive est peut-être relativement plus proche de l'âme moderne. J'ai souvent regretté qu'au cours de nos études et de nos recherches pastorales, lorsque j'étais plus jeune, nous n'ayons pas été davantage stimulés dans ce sens.
Le 19 février 1968, le cardinal Augustin Bea, principal rédacteur du texte conciliaire sur les juifs, m'avait écrit : "Je pense qu'il est très utile de préparer une certaine précision et un prolongement concret de la déclaration conciliaire Nostra Aetate pour la France : comme on l'a fait en quelques autres pays." Le travail pastoral que nous avions à entreprendre à la suite du Concile ne nous permettait pas d'attendre jusqu'à ce que Rome publie un texte d'application du document conciliaire. Nous nous mîmes donc nous-mêmes au travail en France. La première mouture de notre texte date du début de 1972 et eut quatre rédactions. Chaque projet fut communiqué, pour avis, non seulement au Conseil permanent de l'épiscopat, mais aussi à l'évêque qui présidait le secrétariat épiscopal pour les relations avec l'islam. Notre troisième rédaction fut envoyée pour consultation aux principaux exégètes bibliques français et à quelques théologiens éminents. Le 17 février 1973, le Conseil permanent de l'épiscopat français autorisa la publication du texte. Le 29 mars 1973, ce fut la dernière mise au point de certains passages. Le rédacteur principal du texte, qui avait fait directement la plupart des consultations nécessaires, fut le Père Bernard Dupuy, dominicain. On ne pouvait donner satisfaction à tous les souhaits exprimant diverses nuances théologiques. Notre texte se voulait avant tout pastoral et pratique.
Il fut publié le Jeudi Saint 16 avril 1973, en raison de la coïncidence de la Pâque juive avec la Pâque chrétienne (Tribune juive du 20 avril 1973 et Documentation catholique du 1 er mai 1973, No 1631).
Beaucoup avaient regretté que le texte conciliaire ne fasse pas mention explicite du repentir de l'Église catholique pour son anti-judaïsme et pour les actes d'injustice et d'oppression accomplis par elle vis-à-vis des juifs. Il a fallu attendre vingt ans pour que ce geste ait lieu, à l'occasion de la visite du Pape Jean-Paul II à la synagogue de Rome, le 13 avril 1986.
Le comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme tenait à réparer cette omission du Concile. Il voulait d'autre part s'adresser plus largement à l'opinion publique en France, le document conciliaire n'ayant pas eu de grande répercussion parmi les Français. Par notre texte, nous tenions à évoquer la vocation religieuse permanente du peuple juif au sein du monde d'aujourd'hui. Cette vocation consiste à reconnaître la souveraineté de Dieu sur l'humanité, à sanctifier son Nom et à louer le Seigneur au nom de toutes les nations de la terre. Cette mission n'a pas été rendue caduque par le christianisme.
Il nous semblait important aussi - et c'était nouveau - d'indiquer la signification qu'avait pour les juifs leur "retour à Jérusalem ". Sans donner de précisions géographiques, le document de l'épiscopat français reconnaît au peuple juif - en raison de ses souffrances et persécutions - "les moyens d'une existence politique parmi les nations ". Et nous ajoutions : "Ce droit et ces possibilités d'existence ne peuvent pas davantage être refusés par les nations à ceux qui, à la suite des conflits locaux résultant de ce retour, sont actuellement victimes de graves situations d'injustice".
Suivent ensuite des souhaits pour plus de compréhension réciproque et d'estime mutuelle. Enfin viennent des directives pastorales pour susciter des relations nouvelles entre le peuple de Dieu du Premier Testament et le nouveau peuple de Dieu rassemblé par le Christ.
La déclaration du comité épiscopal français (Cf. Documentation catholique, 1er juillet 1973) a voulu être un texte religieux et pastoral, et non une prise de position au sujet de l'État d'Israël, dont il n'a aucunement fait mention. Pour aider les chrétiens à comprendre le judaïsme tel qu'il se comprend lui-même, nous avons tenu à dire ce que signifie et a toujours signifié pour les juifs "le retour dans leur terre ". Or c'est uniquement ce passage de notre document qui a été retenu par certains milieux.
Dès le 20 avril 1973, je recevais à Strasbourg, un télégramme officiel de Damas, un texte de trente lignes au nom des chefs des Églises catholiques orientales (patriarcats grec, syrien, arménien, maronite), réprouvant énergiquement le contenu de notre déclaration et demandant qu'elle soit retirée. Il était facile de deviner la pression arabe qui pesait sur ces Églises. Évidemment, un télégramme analogue fut envoyé simultanément à Rome.
Le 2 mai 1973, je reçus une protestation publique, venant de quarante jésuites présents au Liban - libanais, américains, égyptiens, syriens - protestant contre nos Orientations épiscopales. C'est un texte qui est politique mais qui le cache, disaient-ils.
La presse française de gauche a, d'une manière assez générale, fortement critiqué la prise de position du comité épiscopal. Ces journaux tenaient à exprimer leur sympathie aux Palestiniens, "injustement opprimés par les Israéliens". L'hebdomadaire Témoignage chrétien trouvait notre texte inacceptable et capable de susciter un nouveau déferlement d'antisémitisme. Et je fus personnellement attaqué avec beaucoup de violence et de parti pris.
La presse française publia une "lettre ouverte " aux évêques de France provenant d'un groupe de chrétiens séjournant en Algérie, regrettant profondément le document épiscopal. Parmi les signataires se trouvaient également des Alsaciens.
Des réactions positives se manifestèrent par ailleurs. Le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, dans une déclaration publique le 16 avril 1973 attribuait au texte épiscopal "l'insigne mérite de condamner explicitement l'accusation de déicide portée contre les juifs " - ce que le texte conciliaire avait omis. Il relevait aussi avec gratitude que la déclaration épiscopale française s'est attachée "à marquer et à approfondir la signification de la vocation permanente du peuple juif, ce qu'aucun document officiel catholique n'a fait jusqu'à présent". En conclusion, il affirmait que "le grand rabbinat de France est persuadé que ce nouveau regard amical et fraternel est vraiment de nature à promouvoir la connaissance et l'estime mutuelles souhaitées par Vatican II, en vue d'un travail commun au service de tous les hommes".
Les milieux juifs de Terre Sainte furent, bien entendu, très heureux de ce texte. Nous eûmes un message plein de gratitude au nom du Comité interconfessionnel d'Israël, qui groupe des chrétiens, des musulmans et des juifs. André Chouraqui, maire-adjoint de Jérusalem - dont l'épouse est alsacienne - m'écrivait le 27 avril 1973 : "Je sais la persévérance et le courage qu'il fallait avoir pour aboutir à ce résultat et vous savez quelle est ma gratitude envers vous, vous avez su si bien planter ce jalon sur la longue route du salut. "
La déclaration épiscopale française du 16 avril 1973 a voulu être une interpellation adressée aux chrétiens, en vue d'établir un dialogue religieux entre l'Église catholique en France et la communauté juive française qui est démographiquement la plus importante d'Europe après celle de la Russie.
Il faut essayer de mieux nous comprendre réciproquement, puisque nous sommes embarqués dans la même Histoire du salut, même si nous la comprenons différemment. Pour ouvrir un dialogue vrai avec quelqu'un, il ne faut pas commencer par lui imposer nos propres schémas de pensée. Or nos distinctions rationnelles faites entre sionisme et judaïsme ne correspondent pas à ce que ressent la sensibilité profonde de la majorité des juifs. Un fait ne se discute pas. Il se constate. Et chercher à comprendre comment des hommes se définissent eux-mêmes n'oblige pas à nous définir comme eux.
La communauté juive de France s'est dite heureuse de se sentir comprise dans sa signification et sa vocation religieuse. Le Grand Rabbin de France me communiqua le 9 juillet 1973 une première proposition de travail du Grand Rabbinat de France en vue d'une meilleure compréhension du christianisme par le judaïsme. C'était déjà un résultat religieux non négligeable.
Plusieurs théologiens eussent souhaité que notre texte comporte un plus grand nombre de nuances et d'explications théologiques sur "la vocation permanente du peuple juif ". Cela eût demandé de trop longs développements dans un document qui voulait donner des orientations pratiques. Et il eût fallu faire dans ce but d'autres études complémentaires très approfondies. Le comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme s'était proposé de publier ultérieurement un commentaire plus développé des Orientations pastorales. Nous en avions déjà commencé le travail préparatoire. Les autorités du Saint-Siège, que nous avions consultées, nous ont cependant conseillé d'attendre que s'établisse dans le monde un climat moins passionnel concernant ces questions et les problèmes du Moyen-Orient.
L'Église, avait autrefois, tout simplement absorbé le Premier Testament, donnant l'impression que le judaïsme n'avait plus de valeur en lui-même. Le Concile a voulu y porter remède. De plus, le 1er décembre 1977, un document complémentaire fut publié par le Saint-Siège, ayant pour titre Orientations et suggestions pour l'application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate. C'est un texte qui s'adresse à l'ensemble de l'Église catholique (Documentation catholique, 19 janvier 1975). Le Concile n'ayant pas mentionné l'attachement du peuple juif à sa terre, ce document romain de 1975 n'en parle pas non plus. Mais il évoque fortement la vocation religieuse du peuple juif. Le Conseil pontifical pour les relations avec le judaïsme publia le 24 juin 1985 un deuxième document intéressant surtout la catéchèse. Ce sont des Notes pastorales et doctrinales concernant la manière de parler du judaïsme dans l'enseignement religieux (Documentation catholique, 1985, p. 733).
En plus des organismes officiels de dialogue institués à Rome et dans les différents diocèses, d'autres instances d'échange et de contacts se manifestèrent. Il y a en particulier l'Amitié judéo-chrétienne, très active en Alsace et à laquelle se sont consacrées les religieuses de Notre-Dame de Sion. A Paris et à Strasbourg, les soeurs de Sion organisent chaque année des conférences et des cours d'hébreu afin de faciliter une connaissance plus approfondie du judaïsme.
Moi-même, j'ai participé à beaucoup de rencontres devant contribuer à mieux découvrir nos richesses culturelles réciproques. En plus des conférences que j'ai faites à Strasbourg, en particulier aux étudiants juifs, je garde un souvenir très vif et plein de gratitude de deux interventions faites, l'une le 26 avril 1977 au Centre communautaire israélite de Colmar, l'autre le 24 octobre 1977 au Centre communautaire israélite de Mulhouse, en présence du Grand Rabbin et du président du Consistoire israélite du Haut-Rhin. J'avais choisi pour thème : "Catholiques et juifs : où en sommes-nous ? où allons-nous ? "
Chaque année, à l'occasion de la célébration du nouvel an juif et du Jour du Grand Pardon (Yom Kippour), j'adressais un message au grand rabbin de Strasbourg pour exprimer les sentiments de fraternité des catholiques d'Alsace envers ceux qui restent, pour nous, le peuple-témoin de la fidélité à la Loi du Sinaï. J'y souhaitais que nous arrivions à mieux témoigner ensemble de notre commun attachement à Dieu. Bien des fois ces messages de l'évêque furent lus publiquement lors d'un office à la synagogue.
Au niveau de l'enseignement religieux catholique, une équipe de théologiens et de catéchistes s'était constituée à Paris et à Strasbourg pour repérer et modifier dans les manuels de catéchèse d'éventuels points de vue incorrects ou erronés, relatifs à la religion juive. Des documents et des directives furent ensuite publiés (Cf. À l'écoute du Judaïsme, Éd. du Chalet, 1977).
De nombreuses actions furent entreprises en France, et particulièrement en Alsace, pour lutter contre l'antisémitisme, pour en dépister les occasions, pour combattre les préjugés et les attitudes de défiance, pour empêcher et prévenir des gestes maladroits pouvant blesser la sensibilité exaspérée des juifs.
Mais l'essentiel, ce fut un nouveau regard religieux sur le judaïsme.
Ce climat nouveau, intervenu entre l'Église et la synagogue fut assombri d'une manière inquiétante lors de la douloureuse et grave affaire du Carmel d'Auschwitz. On peut se demander si les décisions prises à Genève, en février 1987, n'ont pas été arrêtées avant d'avoir suffisamment vérifié la possibilité de les appliquer dans les délais prévus. D'autre part de nombreux catholiques, très ouverts au judaïsme, ont estimé que la sensibilité religieuse juive s'était trouvé heurtée d'une manière peut-être excessive par la présence provisoire de signes chrétiens en bordure du camp d'extermination où également des milliers de chrétiens avaient été tués. Heureusement le Saint-Siège est lui-même intervenu. Il a facilité l'établissement à Auschwitz d'un centre d'information, de rencontres, de dialogue, de prière en dehors du camp. C'est pourquoi, le 25 août 1989, Théo Klein et le cardinal Decourtray, co-présidents des Conférences de Genève, ont pu publier une déclaration commune : "pour que s'ouvrent à nouveau les portes du dialogue ".
L'ambassadeur d'Israël à Paris est venu me rendre visite à Strasbourg en janvier 1980 pour me remercier des "initiatives historiques prises pour la réconciliation entre juifs et chrétiens". A cette occasion, nous avons eu des échanges sur l'attitude du Vatican par rapport à l'Etat d'Israël. Dans la suite, le 27 février 1982, j'ai pu lui communiquer ce que m'avait écrit à ce sujet le vice-président de la commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme, l'archevêque Ramon Torrella : "Le Saint-Siège reconnaît l'Etat d'Israël et cela non exclusivement sur le plan des faits, mais aussi comme entité de droit international reconnue ." Mgr Torrella en a cité des preuves et a ajouté que l'absence d'une représentation diplomatique relève d'autres motifs (les USA n'en avaient pas non plus jusque tout récemment).
L'un des grands penseurs juifs de l'époque contemporaine, le Professeur André Neher, originaire d'Obernai, titulaire d'une chaire de culture hébraïque à l'Université de Strasbourg, enseignant plus tard à l'Université hébraïque de Tel Aviv, écrivait depuis Jérusalem dans la revue Sens : "Le dynamisme de Mgr Elchinger a entraîné dans le sillage du dialogue judéo-chrétien un très grand nombre de personnalités éminentes, transformant très tôt Strasbourg en l'une des villes pilotes de ce dialogue" (Cf. Revue Sens, L'amitié judéo-chrétienne en France, No 3, 1986, p. 121).
Le grand rabbin Jacob Kaplan, rabbin à Mulhouse avant d'être pendant vingt-cinq ans grand rabbin de France, m'écrivait le 2 novembre 1982 : "Je tiens à vous redire ma grande reconnaissance, pour ce que vous avez accompli dans le but d'instaurer non seulement l'amitié entre chrétiens et juifs mais aussi dans le désir de faire rendre justice à la religion juive. Je ne manque jamais, quand l'occasion se présente, de faire connaître à mes coreligionnaires le magnifique passage sur la vocation permanente du peuple juif, qui figure dans votre si importante Déclaration sur l'attitude des chrétiens à l'égard du judaïsme. Je n'ai pas ignoré les attaques que vous avez eu à subir à ce sujet. Permettez-moi de vous dire que j'en ai souffert pour vous et aussi que mon admiration envers votre personne n'en a été que plus vive."
Le judaïsme sortant de son ghetto et l'Église de son bastion, se doivent d'aller ensemble à la rencontre du monde contemporain, au niveau de la pensée et de l'action, dans le respect profond de nos inéluctables mais stimulantes divergences.
Chrétiens et juifs, nous avons une mission commune face au néo-paganisme d'aujourd'hui, face à un univers qui perd de plus en plus le sens de l'homme, le respect de la vie, et où se dégrade de jour en jour le souci de la justice. Nous avons un témoignage à porter ensemble dans un monde où Dieu est de plus en plus absent. Ceux qui croient aujourd'hui au Dieu unique ne sont pas tellement nombreux autour de nous, pour que nous puissions nous permettre le luxe et la folie de nous ignorer, de nous méconnaître ou de nous juxtaposer stérilement.
Cela aussi fait partie de "l'âme de l'Alsace ".
Relations judéo-chrétiennes | ||