UNE ÉTAPE DANS LES RELATIONS "ÉGLISE-ISRAEL"
par Yeshoua RASH
Extrait de L'ALMANACH DU KKL, 1979


On peut dire du Vatican ce qu'on affirme couramment en parlant du monde politique - et ce n'est pas la seule ressemblance - à savoir que des "durs" ont tendance à y faire preuve de souplesse, alors que des faibles se réfugient volontiers dans une raideur qui n'a de la vigueur que l'apparence.
Dans le milieu ecclésial comme dans les partis et les syndicats il y a, certes, des exceptions et des nuances, et cependant cette règle ne parait pas caduque. On présente le nouveau pape (Jean-Paul II) comme un homme résolu, autoritaire, influent : n'est-ce pas le moment de faire le point en ce qui concerne l'attitude catholique envers le judaïsme, domaine où seule une volonté opiniâtre peut conduire vers des "avancées" nouvelles ?
Il nous a donc paru intéressant de voir ce qu'un évêque particulièrement compétent, Mgr Elchinger, pense de la situation actuelle des rapports "Israël-Eglise" ou "judaïsme-catholicité" - ce ne sont pas de simples synonymes - et cette sorte de récapitulation va nous permettre de bien suivre les évolutions futures.

- J'ai été amené à m'intéresser au problème juif parce qu'il y a toujours eu beaucoup de Juifs en Alsace, dit l'évêque de Strasbourg. Enfant, je rencontrais des Juifs dans les villages voisins (de Soufflenheim, près de Haguenau, où il est né). Le nombre de Juifs était très important. Strasbourg a la communauté juive la plus vivante de France, paraît-il. La synagogue de la Paix - construite après la guerre, parce qu'Hitler avait fait détruire celle du quai Kléber -, la synagogue de la Paix, qui est située à un endroit particulièrement marquant de Strasbourg, est entourée de toutes sortes de salles de réunion, de catéchèse, un restaurant casher ; c'est un centre religieux juif.
Depuis sa jeunesse, il n'a cessé de jalouser - terme nullement péjoratif - cette communauté, et lorsqu'il doit déplorer des faiblesses dans son propre "troupeau" il n'hésite pas à s'écrier :
- Vous voyez les Juifs ? Les Juifs croyants, les petits Juifs de Strasbourg ont sept heures d'hébreu par semaine et ils passent le baccalauréat aussi bien que les autres. Ils vivent une vie d'exigence au nom de leur foi, et ils ne vont pas classe le samedi par-dessus le marché...

- Chez les Chrétiens dont "il faudrait voir, dit-il, s'ils vont être des suiveurs ou s'ils vont être des gens convaincus", il constate que des rites très coutumiers sont accomplis sans en connaître même la signification ; "or, il faudrait demander aux gens plus ou moins croyants pourquoi ils le font car ce qui manque le plus aux Chrétiens d'aujourd'hui c'est le discernement de ce qui est essentiel..."

Un lecteur ou un auditeur juif est toujours enclin à se demander si de telles remarques ne sont valables que pour d'autres ; longtemps toute critique directe, pas nécessairement malveillante mais venant de l'extérieur, était assurée d'être accueillie chez lui avec indignation... Mais reprenons l'exposé de Mgr Elchinger, président du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme :
- Les Juifs croyants doivent être considérés par les Chrétiens comme des partenaires privilégiés dans la défense de la foi monothéiste face à l'athéisme. Adorateurs du même Dieu, Chrétiens et Juifs devraient cesser de donner aux incroyants le triste témoignage de leur méfiance réciproque, de leur mutuelle incompréhension. Les décisions de Dieu sont éternelles. En prévoyant la première Alliance, il prévoyait déjà la seconde. Ainsi le deuxième Testament ne révoque pas le premier, il le développe. Il ne nous appartient donc pas de retirer aux Juifs d'aujourd'hui la qualité et la vocation de membres du Peuple de Dieu.
On n'entreprendra pas ici une discussion à propos des critères de "croyance" chez les Juifs ou de la définition du "Peuple de Dieu". Il nous suffira de nous poser la question de savoir si le risque d'interprétation politique ne guette pas celui qui professe une telle opinion :
- Il y a le problème posé par le retour des Juifs dans ce qui est pour eux leur Terre : Jérusalem.
Et de préciser :

- Pour ouvrir un dialogue vrai avec quelqu'un il faut s'efforcer de comprendre l'autre comme il se comprend lui-même, et ne pas commencer par lui appliquer nos propres schèmes de pensée. Or nous devons constater que, dans la pensée de la plupart des Juifs - je dis la plupart - le judaïsme a désormais partie liée avec le sionisme.
En prenant soin de ne pas prononcer ce dernier mot (pas encore casher ?), c'est bien ce qu'a pensé le Comité épiscopal animé par L-A. Elchinger). A en croire des indiscrétions, il n'a pas emporté l'unanimité. Or, se dissocier d'un texte officiel de l'Eglise n'est pas digne d'encouragement ni de félicitations - il faudrait le rappeler à des esprits ombrageux et rétrogrades - car, de l'avis de l'évêque d'Alsace, en bien d'autres occasions : "si je donnais un avis différent de celui de la commission épiscopale, eh bien ! je ferais preuve de non-collégialité."
Il est vrai que, pour d'aucuns, le "cas juif" est un "cas à part", qui n'exige pas que l'on se plie aux normes. Elchinger pense donc qu'il convient de confirmer son sentiment :
- Malgré les difficultés que nous pouvons éprouver, nous devons, par respect de la manière dont les Juifs se définissent eux-mêmes, nous efforcer de comprendre que le retour dans la Terre promise constitue un élément fondamental de la tradition juive. Il nous faut admettre que le sionisme est devenu une dimension spirituelle inscrite au coeur de l'existence juive et qu'elle souligne, à travers le temps et l'espace, le souhait liturgique millénaire qu'ils célèbrent : "L'an prochain à Jérusalem !" Cela explique pourquoi la grande majorité des Juifs sont atteints dans leur conscience de croyants par la campagne antisioniste. Les distinctions rationnelles entre sionisme et judaïsme ne correspondent pas à ce que ressentent en profondeur la majorité des Juifs. Cela est un fait, il ne se discute pas, il se constate. Refuser de le constater, de le comprendre, risque de bloquer tout le dialogue judéo-chrétien.
C'est bien dans cet esprit qu'ont été rédigées les Orientations Pastorales de l'Episcopat français, en avril 1973, près de trente ans après la nuit nazie, quelque dix ans après les prudences, les manoeuvres, les timidités du Concile "Vatican II" . Mgr Elchinger ne recule pas devant la nécessité de revenir, sans acrimonie ni ressentiment, à des sujets qui sont au centre de la controverse :
- Jésus-Christ n'a pas voulu être le chef temporel, le meneur politique qu'Israël attendait et, par là, il a déçu les chefs du peuple. Ceux-ci ont réussi à convaincre Pilate qu'il fallait faire disparaitre Jésus, parce qu'étant opposé à certains principes du judaïsme traditionnel, il semait le trouble et créait le désordre dans la société. Mécontents du refus du Christ d'être au service de la politique du Sanhédrîn contre l'occupant, ils l'ont accusé de menées politiques subversives pouvant créer des difficultés aux Romains. C'est dans ce sens qu'on peut dire que la condamnation du Christ a été une condamnation politique, alors qu'il avait toujours refusé de jouer un rôle politique... Il n'a pas voulu être un messie politique, parce qu'il aurait dû être le chef du sionisme de l'époque ; il a refusé cela, parce qu'il venait pour le monde entier dans un sens universaliste.
D'où une "distance" qu'il serait, pour les deux interlocuteurs - le Juif et le Chrétien - aussi vain qu'inconvenant de dissimuler :
- Comprendre la place du sionisme dans la conscience juive ne nous empêche pas de penser qu'un tel mélange du religieux et du politique crée de graves ambiguïtés, ambiguïtés que, du point de vue de l'Evangile, nous interprétons comme un recul dans l'évolution spirituelle, selon la sensibilité religieuse chrétienne.
Voilà bien présentée la difficulté, qu'il ne faut surtout pas se dissimuler, pour les Chrétiens de saisir la "globalité" juive qui considère que ses trois composantes - la foi (ou le patrimoine spirituel-historique), le peuple et la terre - sont indissociables.
Là réside, en tout état de cause, une raison , qui nous parait fondamentale, de la non-reconnaissance - jusqu'ici - de l'Etat d'Israël par le Vatican. (...)

Mais la raison soulignée par Mgr Elchinger nous semble la plus importante, car elle n'est pas conjoncturelle : bien au contraire, elle révèle clairement que c'est la difficulté - ou la réticence - théologique qui constitue le grand obstacle vers un éventuel objectif politique. Aussi les commissions "purement religieuses" où se rencontrent Juifs et Catholiques ne sont-elles pas considérées par ces derniers comme des cadres adéquats pour l'examen de telles problématiques : aussi passent-elles sous silence l'existence même de l'Etat d'Israël ! Explication de Mgr Elchinger :

- Si le document romain n'en a pas parlé (de l'Etat d'Israël), c'est qu'il émanait d'une commission chargée des relations religieuses avec le judaïsme ; or, le problème de la terre ne relève pas de cette commission, il relève du Conseil des Affaires Publiques de l'Eglise. Il faut prendre les institutions telles qu'elles sont. Ce problème a des incidences politiques et je suis payé pour le savoir... Si le Saint-Siège n'a pas parlé d'Israël et du sionisme dans son texte, c'est tout simplement parce qu'on ne peut pas se payer, à l'heure actuelle, de nouveaux malentendus.
Ce qui ne l'empêche pas de formuler une remarque où le souci évangélique du pauvre et la préoccupation nettement politique font - et nous serons les derniers à le désapprouver - bon ménage :
- Cela ne veut pas dire que nous lâchons, que nous voulons lâcher les Juifs ; mais cela ne veut pas dire non plus que nous oublions le problème palestinien, qui est aussi un problème posé à notre conscience, l'Evangile nous demandant de penser aux pauvres. Les Juifs sont peut-être parmi les pauvres à l'heure actuelle, mais les autres aussi sont des pauvres, et ils le sont depuis longtemps. Un problème ne doit pas exclure l'autre.
Ces paroles ne sont pas prononcées par Mgr Elchinger "pour faire plaisir" aux Juifs (ou, en passant, aux Palestiniens) : tirées toutes, sans rien y changer, de son livre-interview la Liberté d'un Evêque, elles sont, comme tout ce qui se publie aux Editions du Centurion, destinées en tout premier lieu (mais non exclusivement) à un public catholique. C'est dans la même collection qu'ont paru les entretiens de Pierre Pierrard avec le grand rabbin de France J. Kaplan.

On note avec regret que la plupart des positions de Mgr Elchinger concernant le peuple juif sont encore celles d'une avant-garde, qui préfère trop souvent une scrupuleuse discrétion à la lourde insistance entretenue par une perverse coalition de gauchistes et d'intégristes, paradoxalement coalisés dans la hargne à l'égard d'Israël. Pas plus que l'auteur, "nous ne savons ce que pense la majorité silencieuse". Des pesanteurs historiques se défont péniblement, et il faut bien de la persévérance, bien du dynamisme, pour faire progresser, en plein monde catholique, la "re-connaissance" des Juifs afin de favoriser une nouvelle rencontre - dans la sérénité, la lucidité, le total respect du partenaire et ancien adversaire - entre l'Eglise et Israël. L'attachement au patrimoine et l'ouverture ne sont pas antagonistes, la profondeur des racines permet le risque d'explorations, de découvertes.

(...)


Relations judéo-chrétiennes
 
         

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