Un Camp de E. I. F.
par J.-C. Lévy-Buhler et D. Biegelman
Extrait de L'Univers Israélite, 27 novembre 1936


Un dimanche de cet été, vers 7 heures du soir, on pouvait remarquer à la gare d'Orsay les  nombreuses allées et venues de deux troupes d'éclaireurs, la troupe Hillel, de Paris et la troupe d'Enghien. Elles faisaient les derniers préparatifs de leur départ. pour Beynac, où elles allaient camper trois bonnes semaines. Les chefs veillaient à tout, enregistraient les bagages, vérifiaient les étiquettes, surveillaient les éclaireurs.

Une demi-heure avant le départ du train tout était fini et on put descendre sur le quai. Là les éclaireurs attendirent avec impatience dans les compartiments réservés l’arrivée de la troupe Ezra de Mulhouse qui devait camper avec eux. Ils étaient un peu anxieux de connaître ces petits frères alsaciens à qui la fraternité scoute les unissait avant de les avoir vus. Enfin, ils arrivèrent sous la conduite du chef Kahn et s’installèrent à leur tour dans le train, sous les chants des scouts et pendant que let parents venus accompagner leurs enfants agitaient leur mouchoir, le convoi s'ébranla.

Le lendemain on débarquait à la gare de Vézac, sous la pluie. C’est ainsi que les Eclaireurs firent connaissance avec la grange ou ils devaient ranger le matériel et coucher le cas échéant et avec la grande prairie Jutus, emplacement. Comme elle parut rébarbative, cette prairie, sous la pluie et avec ses hautes herbes humides qui mouillaient les jambes !  Et qui aurait pu se 1’imaginer telle qu'elle serait trois semaines plus tard, un gazon raz, laissant apparaître des plaques de terre aux endroits les plus piétinés !
La matinée fut passée à dresser les tentes.

Une équipe désignée faisait la cuisine dans des foyers provisoires. L'après-midi, après un repas qui parut délicieux, on se reposa dans la grange. Le soir on décide de coucher sous la grange car il fait vraiment trop mauvais.

Le lendemain; par un temps gris, on achève d'installer le camp; mais c'est le Ab jour de jeûne, et on ne travaille pas beaucoup. Ce n'est que mardi que le camp commence vraiment; les chefs font la "déclaration ministérielle", c'est-à-dire ils expliquent l’idée centrale du camp. Notre devise sera  "Construisons". Le Temple a été détruit et toute notre vie coutumière. Il faut tout reconstruire : nous construirons notre camp, notre foi, notre amitié... Les six patrouilles feront chaque jour un service différent:  Les chefs auront la haute main sur les services où ils sont le plus compétents. De plus, il y aura un concours qui durera aussi longtemps que le camp et mettra aux prises les six patrouilles.

Aussitôt chacun se met au travail avec ardeur, les cuisiniers préparent de bons petits plats (ils sont plutôt énormes), les marmitons font des marmites de véritables miroirs, les ingénieurs inaugurent chaque jour quelque chose de nouveau ; des tables, des bancs, un "Aron-Hakodeh" pour le Sépher emporté par le chef d'Enghien, une
cuisine perfectionnée et même une salle de douche ! La patrouille de repos, elle aussi, fait quelque chose : autour de sa tente s'élèvent des séchoirs à linge, des armoires; une d'elle a même creusé un bureau où les éclaireurs trouvent un siège confortable et tout ce qu'il faut pour écrire. La lutte pour la première place est acharnée, et trois patrouilles qui ont pris la tête se la disputent âprement. L'emploi du temps est fixé : A 7 h. 30, lever, gymnastique, toilette, déjeuner. A 9 h. 30, rassemblement au drapeau pour l'office et le monter du drapeau, temps libre; à 11 heures, début des services; à 12 h 30, déjeuner, puis sieste, travail, goûter, jeux, travail et le dîner à 8 heures. Après le dîner une promenade, ou veillée de chefs où l'on traite de problèmes intéressants, scouts, moraux, sociaux...
De temps en temps un feu de camp vient égayer les soirées.

Mais nous voici au vendredi soir, jour de fête. Les éclaireurs vont "au-devant du Sabbat", comme il est dit dans le "Lekho Doddi". Vers six heures, tout le monde va à la fontaine pour se faire propre et net. On se lave, torse nu, à grand renfort d'eau et de savon, on met le grand uniforme et l'on s'achemine joyeusement vers le camp, distant de cent ou deux cents mètres. Les tentes ont pris un aspect de fête partout l'on voit de la verdure et des fleurs des champs. Les ingénieurs ont fleuri l'entrée du camp, les hôtes, les tables et les bancs, chaque patrouille sa tente. Après le dîner, un peu de temps libre, puis grand rassemblement à la tombée de la nuit. On descend le drapeau, on hisse celui du sabbat, puis a lieu un court office. Des lampions ont été allumés. Dans cette atmosphère de fête on sert ensuite une collation ; de petits gâteaux, des tartes, des crèmes, de l'orangeade. Et jusque vers onze heures, on fait ce que l'on veut.

Après cette soirée (qui fut également réussie pour tous les sabbats) les Eclaireurs se couchent et dorment jusqu'à l'heure qui leur plaît, le lendemain. C'est dire que le chocolat conservé chaud dans une marmite "norvégienne" n'est pas servi trop tôt. L'office est célébré ; on lit un passage de la Torah, quand revient le soir, chacun se couche en songeant aux bonnes heures qu'il vient de passer et en regrettant un peu que ce ne soit pas pareil le lendemain.

Il eut été triste de camper dans une région aussi pittoresque que le Périgord sans profiter des excursions qu'elle nous offrait. Aussi sur l'argent du camp, une grosse part avait été prélevée dans ce but. A commencer par le château de Beynac "du haut de son donjon nous dirent les chefs, sept ou huit siècles vous contemplent", et celui de Feyrac, datant du sixième, pour continuer par les villes médiévales de Sarlat et de Domme, la station préhistorique universellement connue que constituent les Cyzies (où les éclaireurs passèrent deux jours) et pour finir par les merveilles naturelles, vieilles de milliers ou de millions d'années, comme la grotte du Grand Roc aux Eyzies ou le gouffre de Padirac, on peut dire que les E.I. virent là plus de merveilles que bien des gens n'en virent dans leur vie.

Mais les meilleures choses ont une fin et après les "explorations" (excursions de 60 kilomètres à pied) avec un rapport détaillé sur tout ce que l'on a vu) que firent la plupart des chefs de patrouille, on commença à penser au départ. On disait avec un petit serrement de cœur "Plus que six jours, plus que trois jours, c'est mardi". Les tentes des Mulhousiens furent pliées le lundi ; le soir eut lieu le dernier feu de camp où on brûla les "mâts totems", insignes des patrouilles. Puis on dit adieu aux petits frères Alsaciens. Le mardi vit s'effacer tous les vestiges du camp. Seule l'herbe arrachée ou rasée trahissait le passage des E. I.

Puis ce fut le départ. Mais les Eclaireurs s'en furent heureux. Heureux car ils savaient que dans ce camp ils avaient acquis quelque chose. Ils avaient acquis le sentiment de la fraternité scoute et humaine, l'habitude de travailler ferme pour soi moins que pour les autres et ils partaient confiants pour, accueillir l’année nouvelle.


© A . S . I . J . A .