Precis

RAPPORT
sur l'état de l'école depuis sa création
jusqu'à ce jour,
Par m. libermann, docteur en médecine;
secrétaire du comité.

MESSIEURS, (1)
Chargé par mes Collègues de vous présenter un résumé succinct de leurs travaux, je ferai précéder ce rapport de quelques réflexions générales sur l'utilité et l'importance de l'instruction primaire; je parcourrai ensuite rapidement ce que le Comité a fait depuis le moment de sa formation jusqu'à ce jour, et ce qu'il se propose de faire encore dans l'intérêt de l'instruction publique et de ce qui s'y rattache.

La sollicitude générale dont l'instruction primaire est depuis quelque temps l'objet , tant en France que dans d'autres pays civilisés, n'est pas l'effet de ces goûts passagers, enfantés par la mode et soutenus par le charme de la nouveauté ; elle a sa source dans l'étude approfondie de la nature humaine.

Tout est disposé à la perfection en sortant des mains de l'auteur des choses : il a donné à l'animal un instinct sûr qui le tient enchaîné dans le chemin qui lui est tracé, et il a gravé dans le coeur de l'homme, avec des traits mystérieux mais non moins intelligibles, la voie qui doit le conduire à sa haute vocation. Si les hommes naissent avec un entendement plus ou moins heureux, ils portent tous dans leur sein le germe des perfections qui les élévent au-dessus de tous les autres êtres vivans. L'amour du bon et du généreux est dans le coeur de tous les hommes ; leur âme est naturellement disposée à s'épanouir à l'aspect du beau et du sublime, l'ignoble répugne à la nature humaine ; et si ces sentimens ne sont pas dominans chez tous nos semblables, c'est dans les impressions contraires qu'ils ont reçues à un âge tendre, dans le peu de développement de leurs facultés intellectuelles ou dans la fausse direction qu'elles ont eue, qu'il faut en chercher la cause. Tout est flexible, tout est souple dans l'enfant, ses organes physiques, de même que ses facultés morales ; c'est de la cire tendre où se gravent facilement, mais d'une manière indélébile, toutes les formes qu'on y imprime. Tout ce qui nous a frappés à cet âge heureux de l'innocence ne s'efface jamais entièrement de notre esprit, et exerce malgré nous un empire puissant sur notre manière d'être. Notre intelligence ne se trouve pas moins sous l'influence de la première direction qui lui a été donnée ; et très-souvent la première idée qui s'est formée dans notre esprit, la première sensation qui a fait tressaillir notre coeur, fixent invariablement notre caractère.

Ces réflexions font assez sentir combien il importe au bien de la société en général, et à celui de chacun de ses membres, que les facultés naissantes de l'homme soient cultivées avec un soin particulier, afin de faire éclore dans son coeur le germe des vertus,et des perfections que la nature y a semé, et de faire prendre à son esprit une direction propre à le maintenir dans la voie de ses devoirs.

Mu par ces considérations, et désirant amener enfin chez ses coréligionaires cette régénération si ardemment demandée par tous les hommes de bien, le Consistoire du Bas-Rhin a tourné ses regards philanthropiques vers l'éducation de la jeunesse, comme vers la source unique d'où découle le bien-être de l'homme. La tâche était immense ; dans cette partie tout était à créer ou à refondre. L'instruction primaire, pour les enfans de notre culte, se trouvait dans l'état le plus déplorable; nulle part dans ce département il n'y avait d'écoles primaires israélites régulières. Les jeunes Israélites de l'Alsace perdaient le temps le plus précieux sous la direction d'instituteurs ignorans qui n'avaient aucune notion des fonctions importantes auxquelles ils se vouaient.

Se fondant sur l'article 14 de l'ordonnance royale du 29 Février 1816, qui veut "que toute commune pouvoie à ce que les enfans qui l'habitent reçoivent l'instruction primaire", le Consistoire commença par voter des fonds pour l'entretien d'une école dont il avait préalablement projeté les bases. Cette école devait avoir la double destination de répandre des connaissances élémentaires parmi les Israélites du département, et de servir d'école-modèle et normale pour former des instituteurs pour la campagne. D'après ses statuts, chaque arrondissement peut y envoyer un élève, qui sera nourri, logé et entretenu, aux frais du Consistoire, durant tout le temps qu'il fréquentera l'école.

Pour faire participer les Israélites de ce département aux avantages des nouvelles méthodes pratiquées avec tant de succès dans les écoles hébraïques de Metz, M. Joseph Levy, désigné par le Consistoire comme instituteur de l'école qu'il allait établir, fut envoyé dans cette dernière ville, pour étudier tous les procédés de la méthode de l'enseignement mutuel, afin de la mettre en pratique ici. A son retour il se présenta à l'Académie pour y subir son examen, et, muni d'un brevet de capacité, il fut installé dans ses fonctions.

Mais avant d'ouvrir l'école, le Consistoire créa, sous le nom de Comité d'administration et de surveillance, une commission permanente chargée de l'organisation définitive de l'école et de l'administration des fonds. Ce Comité, auquel je m'empresse de payer ici le juste tribut d'éloges qu'il a mérité par son zèle éclairé et infatigable pour le bien public, s'est occupé, aussitôt après son installation, du soin de fixer par un réglement la marche de ses travaux, la police de l'école et le mode d'admission des élèves. Il y a tracé, aux maîtres, l'ordre qu'ils devaient suivre dans l'enseignement et les devoirs qu'ils avaient à observer ; il y a posé, pour ses membres, l'obligation d'inspecter l'école, à tour de rôle, plusieurs fois par semaine, et de maintenir l'ordre dans la comptabilité : obligations que les uns et les autres ont constamment remplies avec la même attention et la même exactitude. La rédaction du réglement, telle qu'elle fut proposée, eut la sanction du Consistoire, qui le fit imprimer et distribuer.

Cette école s'ouvrit, sous les plus heureux auspices, au commencement du mois d'Août 1820 : dirigée par un maître qui avait pu s'approprier toutes les pratiques de la méthode qu'il allait mettre en usage, soutenue par la protection des chefs du culte, administrée par une commission qui avait à coeur d'en assurer la prospérité, elle promettait le succés le plus brillant. La première année de son existence répondit parfaitement aux voeux de ses fondateurs : les enfans y affluaient de tous les côtés; au commencement du second semestre elle comptait déjà soixante-dix élèves, et vers la fin de la première année scolaire le Comité vit avec satisfaction combien ils avaient, dans un si court intervalle, fait de progrès dans la lecture française et allemande, et l'écriture.

L'enseignement religieux, qui doit faire la base de l'instruction primaire , avait excité l'attention du Comité dès sa création. L'ancienne méthode d'enseigner aux enfans les préceptes de la religion et de la morale par la lecture du Pentateuque, qu'on leur faisait traduire et expliquer, est trop contraire aux premières règles de la pédagogie pour qu'on ait pu la conserver dans une école primaire sans suppléer à ce qu'elle a de vicieux. En effet, comment l'enfant pourrait-il acquérir des notions justes sur sa croyance et sur ses devoirs , s'il est obligé de les chercher dans un livre écrit dans une langue qu'il n'entend pas, et qui n'a aucun rapport avec celle qu'il parle ? Après bien des reéherches , le Comité s'est arrêté au catéchisme publié par le Consistoire central en 1820. Les préceptes de la religion et les devoirs de l'homme y sont développés avec précision et clarté, et mis à la portée de l'enfance. Un des membres du Comité fut chargé d'en soigner la traduction en allemand , et ce catéchisme fut introduit à l'école comme livre élémentaire.

Pendant que les membres du Comité s'appliquaient à donner à cet établissement le degré de perfection dont il était susceptible, les instituteurs clandestins, voyant leur existence compromise par ses succès, s'agitaient de tous les côtés pour le discréditer; toutes sortes d'absurdités furent débitées sur son compte. Ils peignirent comme une innovation dangereuse l'ordre et la régularité qui présidaient aux exercices et aux mouvemens des enfans; ils prêtaient des vues anti-religieuses aux fondateurs et aux administrateurs de l'école; ils s'écriaient contre le peu de temps qu'on consacrait au Pentateuque (cet exercice, cependant, était de deux heures par jour), et contre celui qu'à leur avis on perdait à l'enseignement d'objets profanes. Ces insinuations perfides ne manquèrent pas leur effet : les consciences commencèrent à s'alarmer, et vers la fin de la seconde année de son existence notre école fut abandonnée par la majeure partie des enfans payans, et il n'y restait plus que quarante à cinquante élèves, tandis que tous refluaient vers les écoles clandestines.

Cependant le Comité redoublait d'efforts pour faire reprendre à l'école le crédit que la malveillance lui avait fait perdre. Des dons faits par quelques hommes généreux, parmi lesquels je citerai en première ligne MM. Léon Daniel, de Verdun ; Adolphe Ratisbonne ; Worms de Romilly, de cette ville ; et la connaissance qu'eut le Comité du bon accueil qu'avaient obtenu près du Conseil municipal de la ville de Strasbourg (2) ses démarches , à l'effet d'obtenir, comme les sectateurs des cultes chrétiens, des secours pécuniaires ; cet accroissement de ressources, dis-je, a mis le Comité à même de compléter l'instruction primaire par deux leçons supplémentaires de géographie et de grammaire française et allemande. Plusieurs élèves qui avaient suivi avec succés tous les exercices de l'école, furent admis à cet enseignement supplémentaire.

Mais, pour agir plus efficacement contre l'influence pernicieuse des maîtres d'écoles clandestines, le Comité d'administration (3) s'est réuni au Comité cantonal, afin de pouvoir travailler de concert à la suppression des écoles non autorisées ; de sorte que le Comité cantonal, dont j'ai l'honneur d'être l'organe, se compose aujourd'hui des deux Comités réunis.

Ici commence une nouvelle période pour notre école. après un mûr examen sur les procédés prescrits par la méthode de l'enseignement mutuel, et le résultat que nous en avons obtenu, on s'était aperçu que cette méthode, bien qu'elle présentât des avantages marqués dans l'enseignement d'objets tout-à-fait élémentaires, perdait beaucoup de son prix dans son application aux parties plus compliquées, plus raisonnées, de l'instruction primaire. Les opérations de l'entendement qui ont pour base l'enchaînement, le développement de certaines idées dont il faut montrer les liaisons, les rapports ou l'identité, ont besoin , pour être conçues par un entant, de lui être présentées avec une grande clarté et une trés-grande simplicité. L'art de proportionner l'instruction à la conception bornée d'un enfant, ne s'acquiert que par l'étude et l'exercice; il ne peut être le partage d'un élève de dix à douze ans. Pour obvier à cet inconvénient, un membre proposa au Comité (4), dans un rapport qu'il lui soumit sur l'état de l'école et sur les changements à son organisation , de modifier la méthode suivie à l'école ; de conserver le mode d'enseignement mutuel pour les élémens de lecture, d'écriture, et les notions premières de l'arithmétique, et de suivre la méthode simultanée dans toutes les autres parties de l'enseignement. Ce nouveau plan d'organisation rendait nécessaire la répartition des divers exercices entre plusieurs maîtres. Ces vues ayant été agréées par tous les membres du Comité, celui-ci, après avoir trouvé le moyen de concilier ces améliorations avec les ressources trés-bornées de ses finances, arrêta que ce plan aura son exécution à commencer du 1er Octobre 1823, et que la direction de tout l'établissement sera confiée à un homme de son choix (4), qui sera chargé de tous les détails de l'administration intérieure de l'école. Depuis que cette nouvelle organisation est connue, l'école a repris faveur dans l'esprit de nos coréligionnaires, et nous comptons actuellement soixante-quatorze élèves.

Les efforts du Comité furent efficacement soutenus par le concours de M. le Recteur de l'Académie, dont le zèéle et les hautes lumières contribuent si puissamment à faire fleurir l'instruction publique dans les deux départemens. Les maîtres d'écoles clandestines furent signalés par lui à M. le Procureur du Roi. Depuis ils sont rentrés dans leurs devoirs, et ont cessé de recevoir des élèves.

Le Comité, après avoir eu à lutter contre bien des obstacles, voit enfin ses travaux couronnés du plus brillant succès. Un des élèves de l'école, qui exerçoit les fonctions de moniteur général (5), et qui avait montré d'heureuses dispositions, est placé depuis quelques mois dans un des premiers pensionnats de la ville, dans celui de M. Burguet ; il y acquerra toutes les connaissances nécessaires pour exercer un jour avec distinction les fonctions d'instituteur auxquelles il se voue. L'état de nos finances ne nous aurait peut-être pas permis de récompenser d'une manière aussi éclatante la bonne conduite de ce jeune homme, si le digne Professeur qui s'est chargé de son instruction, ne nous eût pas fait l'offre généreuse d'admettre gratis dans son pensionnat celui des élèves que le Comité lui désignera. Les exercices auxquels d'autres élèves vont se livrer sous vos yeux, vous feront voir qu'un grand nombre d'entre eux ont déjà appris à se déshabituer de ce jargon hébraïco-tudesque qui blesse l'oreille de tout homme bien élevé. La majeure partie lit correctement le français et l'allemand, et écrit trés-proprement ; ils ont des idées justes et claires sur leurs devoirs religieux, et ne sont plus réduits (6) à les puiser péniblement, et d'une manière obscure et incohérente, dans la lecture de la Bible, dont ils saisissent rarement le sens véritable. Outre l'explication de la Bible, les préceptes de la religion et de la morale leur sont développés avec clarté et précision, d'après le plan tracé dans le catéchisme adopté par le Consistoire central. Un certain nombre d'entre eux parle le français, écrit correctement sous la dictée dans les deux langues, et possède parfaitement les élémens des grammaires française et allemande, de même que ceux de la géographie et de l'arithmétique. Pour vous donner, Messieurs, une preuve parlante de la bonté de la méthode que nous avons introduite à l'école, nous vous présenterons des enfans qui, en moins de trois mois, ont appris à lire le français, l'allemand et l'hébreux. Vous remarquerez avec plaisir que tous se distinguent par une tenue décente, par un extérieur propre et un maintien agréable. Votre satisfaction redoublera quand vous saurez que la majeure partie de ces enfans appartient à des parens indigens, et que, sans le soin que nous en prenons, ils auraient croupi dans l'oisiveté et la misére qui en est la suite nécessaire, tandis qu'en puisant dans les leçons de leurs maîtres l'amour du travail, l'habitude de l'ordre et de la propreté, ils lutteront un jour avec succés contre l'avilissement qui les attendait.

Le Comité de son côté ne les abandonnera pas à leur sortie de l'école : il se propose de former une caisse destinée à faire placer chez des artisans ceux des enfans qui auront mérité cette faveur par leur bonne conduite. La nécessité d'assurer le sort des jeunes Israélites de la classe indigente par une industrie honnête, et de répandre le goût du travail parmi les Israélites de ce département en général, est trop profondément sentie par tous, pour que le Comité ne puisse espérer, avec fondement, que de tous les côtés on s'empressera à le soutenir dans ses intentions philanthropiques. Déjà il a fait par des lettres circulaires un appel à la générosité de ses coréligionnaires des autres départemens, et le zèle qui les anime pour le bien public, lui est un sûr garant que ses démarches ne seront pas infructueuses.

Dans le courant de l'année le Comité étendra sa sollicitude sur ses coréligionnaires de la campagne, s'appuyant sur la volonté du meilleur des Rois, qui veut (7) que les bienfaits de l'instruction primaire soient répandus parmi toutes les classes de ses sujets ; il s'appliquera à faire disparaître, dans tout le département, ces simulacres d'écoles que la loi réprouve, et qui ne sont propres qu'à étouffer dans le coeur et l'esprit de la jeunesse tout sentiment généreux et toute disposition heureuse, pour les faire remplacer par des écoles régulières, dont les maîtres auront fait preuve de capacité, et où l'on mettra en pratique les préceptes d'une pédagogie sage et bien raisonnée.

Pour prix de nos travaux nous ne demandons autre chose que de voir arriver bientôt ce beau jour où les Israélites de la Basse-Alsace pourront dire à leurs concitoyens :
"Et nous aussi nous sommes parvenus enfin au niveau de la civilisation européenne."

notes :
  1. Nous avons respecté l'orthographe originelle du texte (N.d.l.R.)    Retour au texte.
  2. Dans une lettre que M. le Maire de la ville nous fit l'honneur de nous écrire, en date du 2 Décembre 1823, ce Magistrat nous fait part que la délibération du Conseil municipal concernant notre demande, a été adressée à M. le Préfet, pour être revétue de son approbation, et tout nous porte à croire que le premier Administrateur du département partagera les sentimens philanthropiques du Conseil municipal à notre égard.    Retour au texte.
  3. Il était composé, avant sa réunion au comité cantonal, de MM. A. Piccard, président, W. Bamberger, nommés, par un arrêté de M. le Recteur, en date du 6 Octobre 1823, Surveillans spéciaux de l'école ; D. Mayer , avocat, Albert Dreyfus, membres du Comité cantonal; S. Libermann, docteur en médecine, L. M. Samuel, nommés par un arrété de M. le Recteur, en date du 6 Octobre 1823, membres du Comité cantonal; Math. Weil , et L. Wertheim.    Retour au texte.
  4. M. Libermann.    Retour au texte.
  5. M. Henri Cerf.    Retour au texte.
  6. Comme cela a lieu ordinairement dans les écoles israélites.    Retour au texte.
  7. Ordonnance royale du 29 Février 1816 (il s'agit du roi Louis XVIII, N.d.l.R.).    Retour au texte.

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