JUSTICE POUR LES YESHIVOTH D'ALSACE
par le grand rabbin max warschawski
Extrait de TRIBUNE JUIVE, juillet 1988

Le 31 octobre 1786 comparurent par devant Me Laquiante, notaire royal à Strasbourg, Hirtz Cerf Berr, domicilié à Strasbourg, et David Sintzheim, son beau-frère résidant à Bischheim, afin d’enregistrer un document hébraïque établi et signé le 9 Tichri précédent en présence des membres de la famille Cerf Berr.

Ce document visait une "fondation pieuse" établie par Hirtz Medelsheim connu sous le nom de Cerf Berr et dont le rabbin Sintzeim devait être l’administrateur.
Parmi les trois objets de cette fondation pour laquelle une somme de 175 000 livres devait rapporter un revenu mensuel de 700 livres, figurait l’institution d’une yeshiva à Bischheim.Dans trois maisons appartenant à Cerf Berr, trois lamdanim (savants talmudistes) devaient prodiguer leur enseignement. Une partie des revenus de la fondation assurait leur salaire. Ils devaient se consacrer a l’étude et à l’enseignement à l’exclusion de toute autre activité. A la tête de cette yeshiva se trouvait rabbi Sintzheim. Cette institution créée en 1786 devait, comme les autres éléments de la fondation, disparaître au cours de la Révolution, avec la fortune de Cerf Berr.

Ce document publie par Moïse Ginsburger (Une fondation de Cerf Berr, Durlacher, Paris 1923) nous fait connaître la dernière yeshiva alsacienne avant l’émancipation des juifs en 1791.
En 1777, lors de la réunion des responsables du Judaïsme d’Alsace il avait été décidé d’ouvrir, sous l’égide de la médina (la province des juifs d’Alsace) une yeshiva qui devait compléter l’enseignement existant dans les écoles talmudiques publiques ou privées que comptaient les provinces rhénanes. Cette yeshiva projetée en 1777 a-t-elle jamais vu le jour ? Les documents en notre possession ne nous permettent pas de l’affirmer.

Mais il nous paraît nécessaire une fois encore de rendre justice au judaïsme alsacien accusé à tort d’ignorance par ceux qui le jugèrent d’après les ouvrages publies par ses talmudistes. La pauvreté de l’énorme majorité des juifs de cette région ne permettait pas la plupart du temps de couvrir les frais importants d’une impression et surtout d’une impression hébraïque. C’est cette situation économique qui a jeté dans l’oubli des talmudistes éminents que seul le témoignage de leurs élèves rappelle à notre souvenir. Il existe à la Bibliothèque Universitaire de Strasbourg ou aux Archives municipales un grand nombre de manuscrits parmi lesquels les notes prises par les étudiants des yeshivoth d’Alsace. Il serait intéressant de publier certains de ces manuscrits pour comparer la "shitta" (méthode) de ces maîtres ashkénazes a celle de leurs homologues de Pologne ou d’Europe Centrale.

Car le judaïsme alsacien décimé par la Peste noire en1348-49, dispersé à travers l’Europe, ne sera réellement reconstitué qu’après la guerre de Trente ans revenant alors en Alsace depuis l’est et le centre de l’Europe.
Mais c’est au 18eme siècle que la communauté juive passa de quelques centaines de familles à près de 2000 âmes à la veille de la Révolution.

Pendant des générations les familles aisées ou fortunées envoyaient leurs enfants étudier soit en Allemagne auprès des maîtres éminents de Francfort ou de Mayence, soit à Metz, célèbre par ses rabbins illustres et par la yeshiva qu’ils dirigeaient.
Certains de ces élèves, rentrés en Alsace et devenus rabbins, ouvrirent a leur tour des yeshivoth et y attirèrent des élèves.

Plusieurs rabbins occupaient des fonctions officielles et étaient nommés par des lettres patentes du roi de France ou des seigneurs possessionnés qui se partageaient les régions constituant la province d’Alsace. Ces rabbins se trouvaient à la tête de tribunaux rabbiniques qui siégeaient dans les centres principaux. La yeshiva était un des éléments de la vie juive de ces centres. C’est ainsi qu’à Niedernai se trouvait le Beth Dîn (tribunal rabbinique) des terres de la noblesse immédiate. Bouxwiller était le siège du rabbinat pour les terres des Hanau-Lichtenberg. Mutzig celui des terres de l’évêché de Strasbourg. Ribeauvillé était le centre rabbinique de la Haute-Alsace et Haguenau celui de la préfecture de ce nom et de la Basse Alsace. Aussi est-ce dans ces centres que nous trouverons les yeshivoth de notre province.

Mais d’autres rabbins, sans occuper des postes officiels qu’il fallait souvent acheter comme toutes les charges publiques sous l’Ancien régime, étaient réputés pour leur science et voyaient affluer autour d’eux des élèves venus de la région. Les rabbins de Rosheim ou de Westhoffen ont ainsi attiré et formé beaucoup de talmudistes alsaciens.

Au cours du 18e siècle, deux ecoles talmudiques furent choisies comme yeshivoth centrales : la
première à Ettendorf, pres de Hochfelden concernait les Juifs de la Basse-Alsace. La seconde, à Sierentz, accueillait les élèves de la Haute Alsace. Ces deux écoles étaient entretenues par la coIlectivité. Leur budget était assuré par des rentrées financières bien établies. Ainsi, chaque jeune mariée devait le jour de ses noces verser la dîme de sa dot. Une partie de cet argent allait à ces yeshivoth. Des taxes sur la viande, des taxes lors des mariages ou des circoncisions, les amendes infligées pour certaines transgressions venaient couvrir le déficit de ces écoles, dont les élèves suivaient les cours tout en vivant chez l’habitant. Ces élèves étaient souvent précepteurs dans les familles, avant de devenir "maîtres d’école" ou "pédagogues". Certains de ces maîtres d’école figurant dans le recensement de 1784 sont en réalité des rabbins ou, du moins, le sont devenus plus tard.

Parmi les maîtres les plus célèbres en Alsace, il faut mentionner : à Ribeauvillé Issachar Baer, mort très jeune, et dont le petit fils Carmoly devint célèbre au 19e siècle ; rabbi Wolf Jacob Reichshofer de Bouxwiller, rabbi Anchel Levi Schoeplich de Rosheim, rabbi Isaac Lunteschitz de Westhoffen ou rabbi Joseph Steinhardt qui quitta Niedernai pour Furth. Tous créèrent ou animèrent des yeshivoth dans leurs communautés. Bien souvent, les maîtres de ces yeshivoth choisissaient leurs gendres parmi les plus doués de leurs élèves. C’est ainsi que naquirent des dynasties de rabbins alsaciens que l’on peut suivre tout au long des 18e et 19e siècles.

Le recensement de 1784 nous permet à travers les lignes de retrouver les yeshivoth alsaciennes qui ne sont évidemment pas citées.
Dans chaque communauté figurent les professions des "klei kodesh" : rabbins, ministres officiants, enseignants. Lorsque sur une liste, figure un nombre exceptionnel de "maîtres d’école", il s’agit probablement de professeurs d’écoles talmudiques. De même lorsque dans un village ou une bourgade nous rencontrons trop de "précepteurs" ou de "pensionnaires" ce sont, sans nul doute des élèves fréquentant la yeshiva du rabbin local ou la yeshiva régionale.

Ainsi pour le Bas Rhin :
Bischheim possède 14 précepteurs et 4 maîtres d'écoles Bouxwiller (297 âmes), 4 maîtres d'école
Ettendorf (124 âmes) abrite 13 pensionnaires et 3 maîtres d'école enfin à Mutzig figurent 2 précepteurs et 5 pensionnaires.

Dans le Haut Rhin :
Durmenach a 4 maîtres d'école, mais pas de rabbin.
Niederhagenthal a 4 maîtres d'école parmi lesquels un au moins est rabbin , un précepteur et 7 "élèves alsaciens".
Oberhagenthal a 3 précepteurs.
Sierentz 2 professeurs
enfin Zillisheim compte 2 précepteurs et 2 maîtres d'école.

Ces quelques chiffres montrent que l'Alsace, jusqu'à la Révolution, s'était donné des institutions éducatives identiques à celles que nous connaissons en Europe centrale ou orientale. Ces institutions répondaient donc à un besoin et contribuaient évidemment à combattre l'ignorance.
La fondation Cerf Berr, ne créait pas la yeshiva de Bischheim. Elle ne faisait que développer et agrandir celle qui existait déjà et dans laquelle David Sintzheim enseignait auparavant. (Voir introduction au Yod David.)

Les tribulations de la Terreur, qui obligèrent les rabbins à se terrer ou à s'exiler, le bouleversement démographique qui, au 19e siècle, vida les communautés de campagne en faveur des villes interdites auparavant aux juifs, provoquèrent la disparition des yeshivoth.

Il faudra attendre les années précédents la dernière guerre mondiale pour voir se réouvrir à Strasbourg un embryon de yeshiva sous l'égide du grand rabbin Ernest Weill. Celle de Montreux avait été créée plus de dix ans auparavant.

Ces deux yeshivoth devinrent la graine d'où surgirent après la Shoa le mouvement du retour aux sources de l'enseignement talmudique en France.


© A.S.I.J.A.