SCOLARISATION ET EDUCATION DES JUIFS DANS L'ANCIEN COMTE DE HANAU LICHTENBERG
au 18ème siècle
dr a.m. haarscher
Extrait de l'Almanach du KKL Strasbourg 1996


Nous n'avons que très peu de documents concernant la scolarisation et le fonctionnement d'écoles juives dans le comté. Seule une communauté nombreuse et relativement riche pouvait entretenir un instituteur et maintenir en permanence une école. On est un peu mieux renseigné sur les Yeshivoth (1), ou écoles talmudiques, dont la plus ancienne, créée à Ettendorf, était l'école talmudique officielle pour la Basse Alsace. Deux institutions privées, l'une à Bouxwiller, l'autre à Ingwiller, offraient le même type d'enseignement dans le comté, au 18e siècle.

1. scolarisation et niveau d'instruction

Il était, pour ainsi dire, indispensable aux juifs en général, de savoir lire, écrire et compter, étant donné les professions qu'ils exerçaient. En effet, les nombreux actes sous seing privé - les Handschriften - qui liaient le débiteur à son créancier, étaient rédigés par ce dernier. Dans la plupart des cas, ces actes étaient certes écrits en allemand, mais avec des caractères en cursive hébraïque et contenaient un certain nombre de vocables hébreux, ce qui en faisait un texte hermétique, non seulement pour le débiteur qui l'avait signé, mais aussi pour les pouvoirs publics et la justice, qui avaient souvent à en connaître. C'est la raison pour laquelle il y avait à la Chancellerie, un traducteur assermenté. C'est aussi pour cette raison qu'un arrêt du Conseil Souverain d'Alsace, du 19 février 1735, a obligé les juifs à rédiger leurs billets en langue "vulgaire" (2) puis de les faire signer devant témoins (3).

La pratique de la lecture de l'hébreu devait être générale, du moins pour les garçons, qui, le jour de leur Bar-Mitzva (4), devaient lire devant l'assemblée des fidèles la péricope de la semaine, dans le Pentateuque. Dans quelle mesure l'hébreu biblique était compris, il est difficile de le savoir. Toujours est-il que les rituels de prière comportaient souvent une traduction allemande, avec des caractères hébraïques spéciaux, appelés improprement "caractères Rashi" (5).

En ce qui concerne l'écriture, nous avons noté que dans les nombreux actes notariés ou documents de la Chancellerie que nous avons eu à parcourir, tous les juifs savaient signer leur nom, ce qui n'était de loin pas le cas des chrétiens (6). Mais le fait de savoir signer ne signifie pas que l'on soit capable de rédiger un texte.

Dans un article publié par Moshé Catane à Jérusalem en 1972, et intitulé : Education et culture des juifs d'Alsace entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle (7), l'auteur a analysé les signatures des déclarations de changement de nom de 113 villes et villages alsaciens, où résidaient des juifs (8). En totalisant les signatures des 113 registres, il relève 3019 noms masculins et 2299 noms féminins ; il constate que 92 des hommes signent de leur nom, les 8 % restants apposent un signe et peuvent être considérés comme illettrés. Chez les femmes, 62 écrivent leur nom et 38 % mettent un signe. Les signatures sont soit en caractères latins, gothiques ou hébraïques et se répartissent comme suit :
Caractères Hommes % Femmes %
latins 14,3 4,4
gothiques 38,5 12,0
hébraïques 38,9 45,5
illettrés 8,3 38,1

Nous pouvons admettre que ces chiffres sont valables pour la population juive du comté. Moshé Catane fait remarquer que beaucoup de noms, pratiquement tous d'origine biblique, sont incorrectement orthographiés.
Il est bien évident que les grands commerçants et les notables juifs du comté écrivaient couramment en allemand, certains comme Abraham Lippmann ou Raphaël Netter, ayant une très belle écriture. Il en est de même des rabbins et des maîtres d'école et des Hazanim, qui savaient parfaitement traduire l'hébreu, comme le montrent les nombreuses traductions faites pour les autorités du comté. Cet allemand était cependant truffé d'archaïsmes et d'alsacianismes.
Très peu de juifs comprenaient le français : il suffit de voir, au bas des textes juridiques rédigés par les notaires royaux en français, mentionnée régulièrement la formule "Traduit et interprété en allemand, par nous notaire..."

2. écoles et instituteurs

Les instituteurs qui enseignaient dans les communautés les plus importantes, étaient souvent de jeunes célibataires, venant d'Allemagne ou de Pologne, qui prenaient pension gratuitement chez les juifs les plus fortunés, où ils avaient leurs "Täge", les journées fixes chez tel ou tel hôte.

L'enseignement devait être assez rudimentaire et se faisait en allemand, écrit avec des lettres hébraïques, comme nous l'avons déjà mentionné. Nous n'avons pas connaissance de manuels scolaires à l'usage des enfants juifs de cette époque.

Les maîtres d'école, à condition de n'exercer aucune autre profession (ce qui était parfois le cas), étaient dispensés des impositions seigneuriales. Le 11, avril 1640 la communauté de Westhoffen se plaint de ce que l'Amtmann du bailliage ait voulu imposer le Schirmgeld à son instituteur, alors qu'il est à sa charge "...in Muess und Brod ist, und einigen Handel nicht treibet..." (9)

L'école se tenait dans un local de la synagogue, car celle-ci était à la fois le lieu où l'on prie et celui où l'on étudie, la "Schule".

Au recensement de 1784, il y avait quatre instituteurs à Bouxwiller, deux à Westhoffen et à Ingwiller, un à Balbronn, Neuwiller et Wolfisheim. Il y en avait un également à Pfaffenhoffen, d'après un acte notarié de 1771 (10). D'après ce même recensement, on comptait en outre, trois précepteurs privés à Bouxwiller, deux à Balbronn et un à Herrlisheim. Pour les autres communautés, des instituteurs itinérants enseignaient les rudiments indispensables aux enfants. Ainsi, les juifs de Wolfisheim ont demandé en 1740, une autorisation de séjour temporaire pour un maître d'école, et s'offrent à payer le Schirmgeld à sa place (11).

Les instituteurs étaient sous le contrôle du rabbin, qui devait les inspecter et, le cas échéant, leur
faire des remontrances.

3. les yeshivoth ou écoles talmudiques

La "Judengasse" (rue des Juifs) à Bouxwiller sur une carte postale ancienne.
collection M. et A. Rothé
Nous sommes un peu mieux renseignés sur ces maisons d'étude, qui devaient préparer des jeunes gens à de futures études rabbiniques. Celles-ci se faisaient à Metz ou en Allemagne, car en Alsace il n'y avait aucun centre de formation de ce type : Raphaël, le fils du rabbin Samuel Männel, instituteur à Hochfelden a eu son diplôme (Semiha) de rabbin de l'école de Metz, tout comme Wolf Jacob Reichshoffer et Raphaël Netter, qui y ont été les élèves du célèbre rabbi Jonathan Eybeschütz. Il y avait dans notre province deux Yeshivoth "officielles", l'une pour la Haute Alsace (Jungholz puis Sierentz), l'autre pour la Basse Alsace (Ettendorf). Ces deux écoles étaient financées par l'ensemble des communautés. A la réunion des notables juifs de Niedernai (12), il est stipulé qu'à chaque mariage la dîme de la dot allait soit à Ettendorf soit à Sierentz, suivant que le mariage a lieu en Haute ou en Basse Alsace (art.29).

La Yeshiva d'Ettendorf était essentiellement destinée à permettre à des jeunes de parents peu fortunés, de faire des études. Ils étaient nourris et logés chez des particuliers qui étaient rémunérés par la collectivité. Les fils de parents aisés y avaient également accès, mais payaient leur écolage. L'enseignement était prodigué par trois maîtres versés dans les études talmudiques (13). Au recensement de 1784, la Yeshiva comptait 13 élèves "pensionnaires" et 3 maîtres (14). Cette école a perdu de son éclat, après la fondation de la Yeshiva de Bouxwiller en 1767, mais a néanmoins fonctionné jusqu'à la Révolution.

Quel était le niveau des études prodiguées dans ces établissements ? Un "bon mot" circulait à l'époque : on racontait qu'un savant étranger après avoir visité les écoles d'Ettendorf et de Jungholz se serait écrié "Wenn die Etten Torf sind un die Jungen Holz, wie kann man da unterrichten ! " ("si les pères sont de la tourbe et les jeunes, du bois, comment peut-on enseigner !") (15).

La Yeshiva de Bouxwiller a été fondée par Seligmann Alexandre Püttlingen (Puttelange en Moselle) en 1767. L'acte de fondation de cette école nous est connu par sa traduction allemande parue en 1880 ; le rabbin Max Gugenheim l'a publié en français (16) : le fondateur verse une somme de 6.000 fl., dont les intérêts devront servir à la rémunération des maîtres, ainsi qu'à la pension de deux étudiants. Un autre montant de 4.000 fl. sera à prélever après sa mort, dont une partie devra servir à la dotation de jeunes filles pauvres. Seligmann désigne lui-même le directeur de cette institution : "... c'est l'honorable rabbi Wolf (Reichshoffer) de notre ville, le juste et intègre de son temps. Il en nomme aussi les Gabaïm, les tuteurs, qui auront à gérer les capitaux et à demander l'exonération des impôts seigneuriaux pour Wolf.
Cette Yeshiva jouira d'un grand renom, qui éclipsera l'école d'Ettendorf, dont les élèves viendront se parfaire à Bouxwiller.

En 1770, à l'occasion du mariage d' Abraham Eliakim, dit Goetsch Netter, le fils du Gaon (maître) Itzig Netter, de l'école rabbinique de Metz, décédé, et petit fils de Hirtzel Netter, avec Sorle, fille de Juda Leibel Levy, d'Ingwiller, une maison d'études est fondée dans cette ville. A cet effet, Hirtzel s'engage à constituer un fonds permanent (Keren Kayemeth) de 4.000 fl.. Juda Lévy, le grand-père de la fiancée, donne une somme équivalente et offre en outre sa maison "pour qu'on y enseigne de façon permanente". A ce contrat, rédigé en hébreu, le notaire a ajouté en français :

"Le sieur Goetsch Netter, comparant, a déclaré que Leibel Lévy, le grandpère de sa femme, lui ayant donné 8.000 lb. en fonds à perpétuité et sa maison, pour jouir durant sa vie des intérêts dudit fonds et de la maison, à charge pour lui, ses héritiers ou autres qui auront cette jouissance, d'y étudier dans la maison journellement, selon la tradition juive (17).
Il s'agit donc bien de la fondation d'une maison d'études. D'après André A. Fraenckel, elle existait encore en 1820, et Loeb Sarrasin, le premier rabbin de la synagogue de la rue Cadet, à Paris, entre autres, y a fait ses études (18).

Nous voudrions revenir sur la nomination et l'agrément de Wolf Reichshoffer, que le testateur, Seligman Alexandre, avait désigné comme directeur de la Yeshiva de Bouxwiller. Le 18 mai 1768 une lettre est adressée à la Chancellerie demandant pour le praeceptor de l'école talmudique l'exonération de taxes seigneuriales, contre le versement annuel à la Rentcammer de 10 fl, par les curateurs. La lettre est signée par Hirtz (Cerf) Berr de Bischheim am Saum ainsi que par les trois curateurs : Abraham Lippmann, Méir Mannheimer et Samuel Seligmann (19). La lettre est accompagnée d'un certificat attestant l'aptitude de Wolf à diriger la Yeshiva (doct. 4/VII ET 5/VII).

Un conflit ne tardera pas à naître entre les Pfleger de l'école et Hirtzel Netter, le préposé. Celui-ci se plaint en effet, dans un mémoire en date du 20 septembre 1768, de ce que le nouveau praeceptor de la Yeshiva refuse de payer "les taxes généralement imposées aux juifs du comté" sous prétexte qu'il en a été dispensé. Il aurait même renvoyé "avec beaucoup d'arrogance" les pauvres qui lui avaient été adressés. Wolf avait été taxé dans les précédents rôles, établis par les préposés généraux et locaux, sur une fortune de 6.000 fl. S'il ne s'acquitte pas de ses droits, ceux-ci incomberaient ipso facto à la communauté. La mauvaise foi ("liederlich und schlechte Absichten") de Reichshoffer lui paraît évidente, et Hirtzel Netter menace de quitter ses fonctions, s'il n'obtient pas gain de cause (20). La Chancellerie, dans sa réponse du 4 octobre, fait savoir à Hirtzel que Wolf Reichshoffer, ainsi que ses successeurs, n'ont eu d'autre remise de charges que la dispense du droit de péage et du droit de protection (21).

La révolution de 1789, en ruinant les mécènes qui la finançaient, a été fatale à l'école talmudique de Bouxwiller.

4. importance de l'éducation juive

Quand on parcourt les actes notariés juifs du comté, on est frappé par le nombre de stipulations concernant l'éducation et les études juives : Les femmes n'étaient pas exclues des études et on éditait à leur usage et pour leur édification, des livres de pensée juive, imprimés en judéo-allemand, appelés Zehna u Rhena (allez et voyez), "à l'usage des filles de Sion".
Les filles des financiers du comté devaient recevoir une éducation "bourgeoise". Zippora, la fille d'Abraham Lippmann signe son contrat de mariage d'une très belle calligraphie, à la fois en caractères hébraïques et en lettres latines (28). Dans le "salon" des Lippmann il y avait un clavecin !

    * D'après acte notarié de 1771, il y avait un chantre et un instituteur.
    ** Le précepteur vivait chez le chantre : était-il son élève ?
    *** Il y avait certainement un chantre à Neuwiller.
    **** Il y avait un précepteur à Ingwiller qui enseignait à la Yeshiva.
enseignants dans les communautés juives d'après les données du dénombrement de 1784.
Localité Nbre familles Rabbin Instituteur Précepteur Chantre
Balbronn 33 1 1 2 privés 1
Bouxwiller 50 1 + 1 substitut 4 3 privés 1
Brumath 9       1
Eckwersheim 5        
Goersdorf 5        
Hatten 13        
Herrlisheim 12     1** 1
Ingenheim 17       1
Ingwiller 38   2 1**** 1
Kutzenhausen  
Lichtenberg 2        
Mittelhausen 14        
Neuwiller 12   1   ***
Offendorf 2        
Offwiller 3        
Pfaffenhoffen 16   1*   1*
Ringendorf 5        
Schwindratzheim 11        
Traenheim 6        
Waltenheim 5        
Westhoffen 58 1 substitut 2   1
Wolfisheim 14     1 1

On a souvent dit, non sans une certaine ironie, que le judaïsme alsacien n'avait pas produit de Hahamim (érudits), comme celui du midi de la France ou de Champagne, au moyen-âge, celui d'Espagne pendant "l'âge d'or" et celui de Pologne au 17e siècle. "La pauvreté de l'énorme majorité des juifs d'Alsace ne permettait pas de couvrir les frais d'une impression. Il existe à la B.N.U. de Strasbourg et aux A.M.S. de nombreux manuscrits, parmi lesquels des notes prises par les étudiants des Yeshivoth d'Alsace. Il serait intéressant de les publier..." (29).

Le manuscrit, daté de 1627, d'un érudit alsacien conservé à la Bodleian Library d'Oxford, (Ms. Oppenheim 608), a été publié en 1985 à Jérusalem (30). L'auteur de ce manuscrit est né à La Walck et son père était de Pfaffenhoffen. D'après l'analyse faite de ce texte (31), il s'agit d'une "disputation" opposant le riche et le pauvre, dans laquelle l'auteur veut démontrer que les biens matériels ne peuvent qu'exercer une mauvaise influence sur celui qui les poursuit. C'est un texte en vers, dans lequel les protagonistes s'expriment tantôt en hébreu, tantôt en judéo-allemand. L'auteur s'y présente lui-même, en hébreu d'abord :

"... né en Alsace, dans le village de La Walck, près de Haguenau, la grand'ville qui s'élève dans le Forst à deux lieues de Strasbourg"
puis en Yiddisch :
Azo, red und sprecht
Alexander, der schofel und schlecht
Im Elsas iz er d'heim, wollt ihr ihn kennen recht
In der Walck, Haguenau ligt's gar necht.
Er hot gehet ein frummen Etten
In Hassides sein gleich nit find, welt wohl d'rauf wetten
Itzig Pfaffenhoffen is gewest sein Namen
Gott hot sein Neschomen (32).
conclusion

Les documents font défaut, pour une étude approfondie de la scolarisation des enfants juifs du comté. Le niveau scolaire, dans la moyenne, ne semble pas très élevé, mais la proportion d'illettrés est faible par rapport à la population chrétienne environnante. Seules, les communautés importantes avaient un instituteur.
On remarque, surtout parmi l'élite, la grande importance attachée à l'éducation et à l'approfondissement des études juives, par le nombre d'érudits engagés à titre privé pour travailler avec le maître de maison, ou avec les enfants de celui-ci.
Il y avait, pour les jeunes juifs qui voulaient poursuivre des études talmudiques des écoles à Ettendorf, Bouxwiller et Ingwiller.
Les enfants de parents démunis pouvaient entrer, aux frais de la communauté, à la Yeshiva d'Ettendorf pour se préparer à l'entrée aux écoles rabbiniques de Metz ou d'Allemagne.

  Dr A. M. HAARSCHER


© A.S.I.J.A.