CONSIDÉRATIONS
sur
L'ÉTAT DES JUIFS DANS LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE,
ET PARTICULIÈREMENT EN ALSACE.

par
m. betting de lancastel,
chevalier de l'ordre royal de la légion d'honneur, secrétaire général de la préfecture du haut-rhin et sous-préfet de l'arrondissement de colmar.

  Maudit soit celui qui fait injustice à l'étranger, à l'orphelin et à la veuve, et tout le peuple dira Amen.
Deutéronome, chap.27,29

chapitre   XIII.
De l'instruction donnée aux enfans juifs en Alsace.

Dans le département du Haut-Rhin, l'instruction donnée aux enfans (1) juifs est presque nulle. Il n'existe pas une seule école pour ces enfans dans tout le département (2). Quelques instituteurs particuliers donnent des leçons aux enfans des Juifs riches; d'autres enfans, mais en très-petit nombre, fréquentent les écoles publiques des communes, et le préjugé qui les en éloigne est si puissant, qu'en vérité nous ne croyons pas qu'il y ait vingt enfans juifs dans toutes ces écoles.

Jusqu'en 1821, il n'y avait pas un livre élémentaire qui servit à l'enseignement des Juifs de ce département. A cette époque, on envoya au consistoire une trentaine de Précis élémentaires d'instruction religieuse et morale pour les jeunes Français israélites. Ce livre est en français ; il n'a été ni traduit ni réimprimé, pour être répandu dans le département, où il est très-rare que les Juifs parlent français. Cependant l'article 5 d'un -arrêté du consistoire central du 5 Octobre 1820 avait invité les consistoires départementaux à introduire cet ouvrage, comme livre élémentaire, pour l'instruction de la jeunesse. La morale renfermée dans ce précis, les explications qu'il donne sur les relations des Juifs avec les chrétiens, doivent être approuvées par tous les honnêtes gens; et nous avons vu avec peine que l'exemplaire qu'on nous a remis, comme ayant été retiré de la main d'un écolier, ait paru plutôt sortir d'un magasin de librairie. Nous lisons à la page 32 de ce livre : "Nous devons employer tous nos moyens et profiter de toutes les circonstances pour être utiles à nos semblables; en un mot, nous devons exercer envers tous les hommes des oeuvres de miséricorde".

A la page 39 nous lisons:
"D. Quels sont nos devoirs envers le Souverain ?
R. Nous lui devons fidélité, respect, amour et dévouement sans bornes; nous devons adresser des prières à l'Éternel pour la conservation des jours du Souverain, pour la prospérité de sa famille et pour la tranquillité et le bien-être de l'Etat."

A la page 14 on fait dire à l'enfant juif :
"Nous devons regarder comme nos frères, tous les hommes qui reconnaissent Dieu, créateur du ciel et de la terre."

Un autre ouvrage parut en 1820; il est intitulé : Instruction ,religieuse et morale â l'usage de la jeunesse israélite. Cet ouvrage est approuvé par le consistoire central, et renferme les préceptes les plus purs. Nous y lisons à la page 76 :
"Lorsque tu verras l'âne de ton ennemi succombant sous sa charge, garde - toi de l'abandonner à lui-même. Vas plutôt le délivrer. " (Ex., 23, 5.)
Page 90 : "N'opprime ni la veuve ni l'orphelin. " (Ex., 22, 21.)
Et dans les modifications faites à cet ouvrage par le consistoire central, nous lisons, page 6:
"Ne sème pas dans ton champ deux sortes de semences." (Lév., 19, 19.) C'est à dire qu'il ne faut pas les mêler ensemble et, les semer pêle mêle. Cette observance n'est d'obligation que dans la Terre-sainte.

Dans ces deux ouvrages sont des extraits des décisions du grand Sanhédrin; mais, encore une fois, ces décisions et ces ouvrages ne sont pas lus : aussi la population vagabonde des Juifs augmente-t-elle tous les jours. M. Bail dit dans son ouvrage, Des Juifs au 19° siècle, page 25 : "Portez les yeux sur ces mendians vagabonds, lèpre hideuse des sociétés chrétiennes, vous ne verrez pas un seul Israélite parmi eux." En 1823, dans le département du Haut-Rhin, trois Juifs ont été condamnés pour vagabondage, et en 1824, depuis le 1er Janvier jusqu'au 1er Juillet, il y a eu huit Juifs sur trente-deux condamnés; c'est le quart, tandis que les Juifs forment à peu près la vingt cinquième partie de la population.

Dans le département de la Moselle, où un comité cantonal s'est occupé avec persévérance de l'établissement d'une école élémentaire et de l'instruction des Juifs, on comptait en 1821 : (3)
1 avocat à la Cour royale ,
1 avoué-licencié,
1 huissier,
3 docteurs en médecine,
1 professeur de mathématiques, officier de ]'université;
2 professeurs brevetés par l'académie,
2 élèves à l'école de droit de Paris,
2 clercs d'avoué ,
1 élève en chirurgie,
5 élèves au collége royal de Metz;
Et en professions mécaniques, il y avait à la même époque,
31 maîtres établis et patentés,
54 ouvriers et
58 apprentis , tous charpentiers, menuisiers, tourneurs, tanneurs, etc,


chapitre   XXIII.
vues générales d'amélioration, concernant les juifs

Il est dans le monde une troupe de vagabonds que l'on appelle Bohémiens, Égyptiens et, en Allemagne, Zigeuners. Maltraitée par toutes les nations, elle s'est habituée, à vivre comme ennemie naturelle de la société.. Vers la fin du dernier siècle, le gouvernement d'Autriche a voulu commencer la régénération de ces hommes; il leur a donné un domicile fixe dans le bannat de Temeswar, où ils étaient nombreux ; ils ont été astreints à la culture et à d'autres occupations utiles : mais ils préféraient le vagabondage avec ses dangers et ses privations à une vie paisible, dans laquelle leurs travaux couvraient leurs besoins. Leurs enfans sont aujourd'hui de bons citoyens.

Ce fait vient à l'appui du chapitre Ier, dans lequel nous avons prouvé que des hommes réunis, quelles que soient leurs habitudes, ne sont point incorrigibles. L'ouvrage de M. Bail, Des Juifs au 19e siècle, nous offre une autre preuve de cette possibilité de régénération :
"On voit, dit-il (4), à Copenhague une colonie juive parfaitement policée, s'appliquant à des métiers utiles, et une école très-bien organisée. Les lois qui les favorisent ne datent pourtant que de 1788 ; mais les rabbins, dans ce pays-là, ont franchement concouru , par de sages conseils, à ce nouvel état de choses; ce qui prouve combien leur influence, est puissante sur leurs coreligionnaires."

Pour corriger des hommes, il faut avoir soi-même de l'humanité. Montesquieu veut nous faire comprendre la force de ce principe, lorsqu'il met le discours suivant dans la bouche d'une Juive de dix-huit ans, que l'on était sur le point de brûler à Lisbonne (5):
"Nous vous conjurons, non pas par le Dieu tout-puissant que nous servons, vous et nous, mais par le Christ que vous nous dites avoir pris la condition humaine, pour vous proposer des exemples que vous puissiez suivre ; nous vous conjurons d'agir avec nous, comme il agirait lui-même , s'il était encore sur la terre. Vous voulez que nous soyons chrétiens, et vous ne voulez pas l'être."
Mettons à profit cette leçon si juste, et que chacun de nous, qui a quelques vues à proposer, les soumette à la sagesse du Gouvernement ; qu'il attende avec confiance les mesures qu'elle croira utile de prendre dans l'intérêt d'un pays qui plus que tout autre a droit d'être fier de ses Princes.

Il est une vérité incontestable, c'est que partout où les Juifs ont reçu quelque éducation, ils ne présentent plus cette réunion de vices qu'on leur reprochait. En Alsace, surtout à Strasbourg où les Juifs ont déjà profité de l'instruction, il y a plusieurs individus de la religion israélite dont les moeurs et les habitudes ont été améliorées; personne ne peut en disconvenir : il faut donc répandre sur tous les Juifs les bienfaits de l'instruction; il faut les détacher de ces préjugés qu'ils ont cherchés dans quelques rêveries du Talmud; il faut veiller à ce que leur éducation se fasse d'après les principes adoptés par le grand Sanhédrin.

Un rabbin fanatique, c'est-à-dire, un de ces hommes qui protègent les anciens préjugés de la classe ignorante des Juifs, doit être éloigné de ses fonctions. Il est chargé par le réglement du 10 Décembre 1806, d'enseigner la doctrine renfermée dans les décisions du grand Sanhédrin, et de rappeler en toute circonstance l'obéissance aux lois. S'il ne remplit pas cette obligation essentielle, il brise la confiance dont il avait été l'objet, et le Gouvernement a le droit de révoquer une nomination faite sous des conditions qui ne sont pas remplies. Au reste, ce droit est explicitement consacré par le règlement de 1806, dans l'article 17, qui porte : "Les fonctions du consistoire central seront de proposer, quand il y aura lieu, à l'autorité compétente, la destitution des rabbins et des membres des consistoires." Les rabbins, révocables par le Gouvernement, seraient obligés de seconder les vues d'amélioration dont ils sont trop souvent les contradicteurs. On ne changerait d'ailleurs pas le mode de leur nomination et de leur remplacement; mais il faudrait sans faiblesse éloigner de leurs fonctions les rabbins qui ne feraient point tous leurs efforts pour contribuer aux améliorations réclamées par la société. Ces rabbins ont une influence prodigieuse sur leurs coreligionnaires, et n'ayant que leur traitement de 3000 francs pour moyens d'existence, ils s'empresseraient par intérêt, de bien remplir leurs devoirs, si leurs sentiments ne pouvaient pas leur donner cette utile impulsion. Il importe aussi que le Gouvernement fasse un bon choix de notables, puisque ces notables nomment les rabbins et les membres du consistoire, chargés de propager les principes de la régénération du peuple juif.

On devrait établir au moins une école par arrondissement : ces écoles seraient, comme les écoles chrétiennes, sous l'inspection des fonctionnaires de l'université ; les inspecteurs seraient chargés de s'assurer si l'instruction y est fondée sur les décisions du grand Sanhédrin, et l'autorité administrative exercerait de son côté la même surveillance. Le traitement des instituteurs devrait être réparti par les consistoires, comme le traitement des rabbins, et ces instituteurs seraient révoqués, s'ils ne mettaient pas au rance de leurs premiers devoirs l'obligation d'inspirer aux enfans les principes renfermés dans les décisions du grand Sanhédrin.

Tous les ans on pourrait soumettre au Gouvernement les rapports de l'administration et des inspecteurs de l'université : on jugerait d'après ces rapports et ceux du grand Conseil de charité, quels sont les Juifs qui, voulant considérer leur loi comme opposée aux besoins de la société, n'enverraient point leurs enfans aux écoles, ne les appliqueraient ni à la culture, ni à une profession quelconque, qui, enfin, se seraient placés en-dehors de nos lois, comme nous croyons l'avoir démontré au chapitre XV.

Une loi qui mettrait ces Juifs à la disposition du Gouvernement dans le sens de l'article 271 du Code pénal, ne ferait qu'un acte de prudence et de protection pour la société, et elle ne commettrait aucune injustice. Le Gouvernement pourrait entendre les consistoires sur les rapports dont nous venons de parler, et rendre compte aux Chambres des :mesures qu'il prendrait tous les ans pour assurer l'exécution de la loi dont il s'agit.

L'instruction donnerait aux Juifs de l'amour-propre, et en général des sentiments plus élevés que ceux par lesquels ils se dirigent aujourd'hui : ils s'empresseraient de se rendre citoyens utiles, lorsqu'ils seraient éclairés par les rabbins, et qu'ils verraient la nécessité d'être bons citoyens pour être bons Israélites ; ils auraient sous leurs yeux une partie de leurs coréligionnaires se conduisant d'après les principes les plus purs de leurs lois, et jouissant d'une protection complète du Gouvernement : ils s'efforceraient dans de pareilles circonstances, de ne, plus faire partie de cette classe ennemie de la société ; de ces hommes qui, ayant de coupables préjugés, doivent être empêchés de les mettre en pratique.

Nous avons, vu des hommes éclairés qui voudraient entièrement séparer les Juifs des chrétiens; nous leur répondrons par un passage d'un livre allemand que nous avons plusieurs fois cité (6) :
"Quelques personnes ont pensé qu'il faudrait assigner aux Juifs des districts et des lieux particuliers, où ils, vivraient séparés des autres habitans. Nous ne croyons pas qu'il serait politique d'augmenter et de rendre ainsi plus stable, la division que les principes religieux ont déjà établie entre les deux peuples."

Nous croyons avoir rempli la tâche que nous nous étions imposée : nous avons remonté le cours des siècles pour juger les Juifs de toutes les époques, et nous avons vu quelle influence les lois et l'ordre social ont eue sur leurs moeurs : nous avons trouvé des Juifs plus honnêtes gens, lorsqu'ils étaient plus éclairés; nous les avons vus protégés par le véritable esprit de la religion chrétienne, contre les vexations et la tyrannie de l'intérêt et du fanatisme. Nous avons fait connaître les mesures qui nous ont paru les plus propres à rendre ces Juifs des membres utiles de la société; nous avons indiqué les moyens que nous avons cru les plus efficaces pour arrêter l'usure, pour défendre les cultivateurs alsaciens contre l'effet des titres frauduleux que des Juifs leur ont surpris dans des circonstances malheureuses.
Nous pouvons nous être trompé dans nos vues ; mais personne n'aura le droit de nous reprocher de la partialité dans nos recherches ou dans nos opinions : nous avons obéi à notre conscience, en traitant un des sujets qui nous paraissaient intéresser le plus un pays qui a toute notre affection, tout notre dévouement, et, avec les principes qui nous ont animé , nous avons dû jeter quelque lumière sur une grande question.
Si les Israélites doivent retourner à la pratique des vertus que Dieu leur a lui-même enseignées; si l'Alsace doit reprendre son ancienne prospérité , il faudra de la persévérance dans les mesures qui sont nécessaires pour atteindre un but d'une si haute importance.
Peut-être plaira-t-il à Dieu que cet ouvrage ne soit pas entièrement inutile; des hommes sages seront sans doute appelés à réaliser l'espérance que les Juifs deviendront un jour dignes du même rang que les autres citoyens, et si nos vues méritent quelque attention dans cette grande entreprise, nous aurons employé, selon nos voeux les plus chers, le temps consacré au développement d'une question sur laquelle nous avions longtemps médité. Toujours et sous tous les rapports nous chercherons à nous rendre utile à nos concitoyens; peut-être serons-nous assez heureux pour qu'il résulte quelque bien de ces efforts.
FIN.

notes :
  1. Nous avons respecté l'orthographe originelle du texte (N.d.l.R.)    Retour au texte.
  2. Dans le département du Bas-Rhin il y a deux écoles, l'une à Strasbourg , l'autre à Wissembourg.    Retour au texte.
  3. Annuaire de 1822, par le rabbin D. Drach.    Retour au texte.
  4. Page 116.    Retour au texte.
  5. Livre 25, chapitre 13.    Retour au texte.
  6. De l'amélioration civile des Juifs, par Ch.Guill.Dohm.    Retour au texte.

© A.S.I.J.A.