Chose intéressante à rappeler ! La première oeuvre de l'Alliance Israélite, en 1860, a été de recueillir des souscriptions; non pas pour les Juifs, mais pour les Chrétiens de Syrie qu'on opprimait. Ce fut même un spectacle des plus curieux que la croisade du XIXe siècle contre le fanatisme musulman et en faveur des adorateurs du Christ, devancée par l'appel de deux Juifs : Crémieux en France et Moses Montefiore en Angleterre.
Tous les journaux de Paris et d'Angleterre ont publié l'appel de Crémieux et de Montefiore ! Il en est qui ont publié aussi la belle lettre du grand rabbin Klein en faveur des opprimés, et c'est au sujet de cette lettre d'un rabbin d'Alsace que le Siècle disait : "Il faut le dire parce que cela est vrai, voilà le véritable langage évangélique, voilà la vraie charité." Et Klein n'était pas seul à. tenir son langage. De son côté Léon Werth écrivait :

"C'est surtout à nous Israélites alsaciens qu'il appartient de répondre… C'est à nous affranchis d'hier qu'il appartient de saisir cette occasion solennelle…"

Et le Consistoire du Bas-Rhin écrivait :

"Un grand devoir nous est imposé. Espérons que les Israélites de notre circonscription sauront le comprendre !"

Ah ! ce fut un beau mouvement d'humanité et de solidarité !

Et ce mouvement se produira partout où les hommes jouissent de tous leurs droits, car alors ils connaissent tous leurs devoirs et les pratiquent. Tant il est vrai de dire que le bien engendre le bien - et dans toutes les circonstances !
En veut-on un autre exemple ? Lorsque Jean Macé lance ses bibliothèques populaires qui se sont tellement multipliées depuis, où trouve-t-il l'accueil le plus empressé ? En Alsace. Chose curieuse, la première liste des souscripteurs de la Ligue de l'Enseignement compte pour la France entière 4792 noms. Il y en a 401 dans le Haut-Rhin seul, et près de 100 Juifs !

Et à cette occasion, le grand rabbin du Consistoire Central - un Alsacien - envoyait en Alsace la circulaire suivante :

"Vous avez sans doute connaissance de la fondation dans le Haut-Rhin d'une société pour la création de bibliothèques dans toutes les communes du département. L'utilité de cette oeuvre est trop évidente pour qu'il soit nécessaire de la démontrer. Nous Israélites surtout nous avons tant à gagner aux progrès de la civilisation, que notre accueil sympathique ne saurait manquer à une fondation qui a pour but d'éclairer et de moraliser les masses... Je vous prie Monsieur le Rabbin, d'user de votre influence en faveur des bibliothèques ....” Et le Courrier du Bar-Rhin, et le Glaneur du Haut-Rhin, et le journal de Sainte Marie-aux-Mines et l'Alsacien, et le Messager rural, et l'Echo des Vosges publiaient avec force éloges cet appel, véritable croisade contre l'ignorance, où l'on trouve au premier rang, et au profit de l'humanité, cette Alsace juive jadis si arriérée."

J'ai parlé plus haut du concours moral et matériel que les Juifs avaient reçu des chrétiens d'Alsace. Faut-il montrer longuement s'il y a eu réciprocité ? Je ne rappellerai qu'un seul fait : En 1855 le Courrier du Bas-Rhin, pour édifier ses lecteurs, citait tout entier le testament d'un Juif d'Alsace.
Louis Ratisbonne, président du Consistoire de Strasbourg, ancien adjoint au maire, léguait aux pauvres de la ville 9000 francs, dont 3000 francs devaient être distribués par les soins du grand rabbin, 3000 francs par l'évêque, 3000 francs par le président du Directoire protestant. Puis venaient les sommes laissées à l'hôpital israélite, aux écoles primaires israélites, à l'Ecole de travail israélite, à la Société des Dames israélites, à l'hospice des Enfants Trouvés, à l'institut des Sourds-Muets, à la Société des Crèches, à l'institution des jeunes servantes catholiques, à l'institution des jeunes servantes protestantes, à la Société Saint Vincent-de-Paul, à la Société de Saint Joseph pour les ouvriers, à la Société pour le placement des orphelins et enfants abandonnés, à l'oeuvre des Dames de la Providence pour le placement des orphelines, aux écoles primaires non israélites - etc... N'est-ce pas le pendant du fameux testament de Mme Boucicaut, dont tout le monde a admiré l'esprit si libéral ?

Le rabbin David Sichel et ses amis chez Fritz Kobus.
Gravure de L'Ami Fritz par L.-P. Kamm.

Rien ne fait mieux connaître les moeurs d'un pays, son caractère, que les romans. Veut-on connaître l'Alsace ? Il faut lire Erckmann-Chatrian ! (13) C'est là que vous la trouvez cette population alsacienne, population de braves gens et de nobles coeurs. Et c'est par là que plaisent ces ouvrages. On se sent meilleur après les avoir lus.

Qui ne connaît l'Ami Fritz, Fritz Kobus, le bon vivant, qui aime les bons amis et le bon vin et sa liberté ? Il a juré et il a parié qu'il ne prendrait jamais femme. - Et voilà qu'il aime la gentille petite Suzel ! Et son désespoir est aussi grand que son amour. Il n'ose confier son secret à personne… A personne ? … Si, au vieil ami de son père, à son vieil ami aussi, le rabbin David Sichel ! Et le rabbin David fait la demande en mariage, et le rabbin David signe au contrat, et le rabbin David ouvre le bal avec la mariée. - La scène du contrat est jolie : Comme le tabellion Müntz venait d'inscrire les biens de Kobus et que Suzel, elle, n'avait rien à mettre en ménage que les charmes de la jeunesse, le vieux rabbin David, se penchant derrière le notaire, dit :
"Mettez que David Sichel donne à Suzel en dot les trois arpents de vigne du Sonnenberg, lesquels produisent le meilleur vin du pays. Mettez cela, Müntz."
Fritz s'étant redressé tout surpris, car les trois arpents lui appartenaient, le vieux rabbin, levant le doigt, dit en souriant :
"Rappelle-toi, Kobus, rappelle-toi notre discussion sur le mariage, il y a trois mois, dans cette chambre."
Alors Fritz se rappela leur pari :
"C'est vrai, dit-il en rougissant, ces trois arpents de vigne sont à David ; il me les a gagnés ; mais puisqu'il les donne à Suzel, je les accepte pour elle. Seulement ajoutez qu'il s'en réserve la jouissance ; je veux qu'il puisse en boire le vin jusqu'à l'âge avancé de son grand-père Mathusalem ; c'est indispensable à mon bonheur."
- N'est-ce pas une chose bien intéressante qu'un romancier prenne des personnages alsaciens, quand il veut montrer qu'on peut s'aimer et s'estimer sans distinction de culte ? Les faits sont d'accord avec les romans.

Mais comme ils avaient raison, ces hommes de 89, qui se portaient si hautement les garants des Juifs devant la postérité et qui disaient : "Vous acquerrez de nouveaux sujets utiles par leur activité, leur intelligence, leurs trésors…"

Faut-il maintenant citer des noms et vous montrer l'Alsace juive dans les corps savants et les hauts fonctionnaires ? Faut-il la montrer dans les annuaires de l'instruction publique ou de l'armée ? Faut-il la montrer dans les annuaires du commerce et de l'industrie, en Alsace, en France, en Europe, hors d'Europe? Faut-il la chercher encore dans les Expositions universelles, où elle compte tant de lauréats, non seulement dans la métallurgie ou la draperie ou l'agriculture, mais encore dans ces classes si belles et si importantes, l'assistance publique et l'économie sociale ? - J'aime mieux prendre une seule et même famille, montrer ce qu'une famille alsacienne tout entière est devenue par l'émancipation. - Ce sera comme un arbre planté en une terre fertile, à qui arrivent librement l'air et l'eau et qui pousse de fortes branches dans toutes les directions !

Prenez cette vieille famille alsacienne qui, la première et la seule en 1775, fut autorisée à demeurer dans Strasbourg, la famille Cerf Beer ! Le chef de cette famille, fournisseur des armées sous Louis XV et Louis XVI, avait laissé voir par ses hautes qualités tout ce qu'on pouvait espérer des Juifs et il avait su mériter l'estime des ministres et du roi :

"Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre . . . voulant donner au dit Cerf Beer un témoignage particulier de la satisfaction que Nous avons des services qu'il a rendus et qu'il continue de Nous rendre avec autant de zèle et d'intelligence que de désintéressement et de probité, accordons au dit Cerf Beer etc." (14)

C'est par égard pour ce même Cerf Beer que Louis XVI abolit cet impôt que payaient les Juifs d'Alsace, le Leibzoll !

Cerf Beer sera de ceux qui, en 1792, apporteront leurs bijoux à la Monnaie et les feront fondre pour en faire don à l'Etat, parce que l'argent manque dans les caisses publiques.
Cerf Beer laisse des fils et des gendres. Les journaux de la Révolution annoncent que Marx Beer, Baruch Beer et leurs beaux-frères Séligmann, Alexandre et Lévi Wolf "pénétrés du sentiment de la liberté et des droits dont ils allaient jouir" prêtent le fameux serment : "Vivre libre ou mourir!"

Trois fils de Cerf Beer feront partie du Grand-Sanhédrin, que préside leur oncle Sinhzheim. Par cela seul la famille Cerf Beer a bien mérité du Judaïsme. - Les femmes mêmes sont à nommer dans cette famille. Le discours prononcé en italien au Grand-Sanhédrin par le rabbin Segré fut traduit en français par Julie Cerf Beer, âgée de dix-sept ans. - "J'ai déjà nommé le colonel Cerf Beer qui fut si longtemps Président du Consistoire Central. - Frédéric Cerf Beer fut consul de France à New-York et à la Nouvelle-Orléans. - Edouard Cerf Beer compta de brillants états de service dans l'intendance militaire et fut commandeur de la Légion d'Honneur. - Auguste Edouard Cerf Beer fut préfet, inspecteur général des prisons. - Alphonse Cerf Beer, ancien élève de l'Ecole Polytechnique, fut homme de lettres, auteur dramatique.

Le vieux Cerf Beer avait épousé en seconde noces une Ratisbonne. Dans l'ouvrage : Notes et documents sur la famille Cerf Beer je trouve à la page 144 : Tableau des membres des familles Cerf Beer-Ratisbonne décorés de la Légion d'Honneur : 17 chevaliers, 5 officiers, 4 commandeurs, 1 grand-officier.

La famille Cerf Beer est liée par le mariage à une famille des plus anciennes du Haut-Rhin, célèbre dans toute l'Alsace sous la Révolution par l'acte de courage et de piété filiale d'un de ses membres : Je parle de la famille Sée de Bergheim - et de la jeune Rose Sée, se laissant arrêter en 1793 pour sauver son père ; traînée, poignets liés, devant le tribunal révolutionnaire de Strasbourg, cette jeune fille de dix-huit ans confondit ses accusateurs et fut acquittée et acclamée par le Tribunal qui rendit l'arrêté suivant :

"Considérant qu'il importe que la piété filiale de la pétitionnaire à l'égard de son père et son dévouement généreux pour lui conserver sa liberté en s'offrant elle-même prisonnière soient connus du public comme un exemple digne d'éloges,
"Le tribunal ordonne que le présent jugement soit traduit dans les deux langues et envoyé à toutes les municipalités du département.
"Fait à Strasbourg le 7 nivôse de l'an II de la République française une et indivisible."

Une Juive citée comme modèle ! Voilà qui fait honneur à toutes les femmes juives ! Voilà qui fait honneur à toutes les femmes !

Il y a trois ans je recevais une lettre de faire-part m'annonçant la mort du général de division Léopold Sée, grand-officier de la Légion d'Honneur, décoré des médailles de Crimée et d'Italie.
Sur la lettre de faire-part je trouve Léon Dreyfous-Sée, maire de Lourches; Fernand Sée, lieutenant au Régiment étranger ; Raymond Sée, ancien élève de l'Ecole polytechnique, sous-directeur de l'Ouest-Lumière; Charles Sée, capitaine en retraite ; Eugène Sée, ancien préfet, officier de la Légion d'Honneur; Bickart Sée, avocat à la Cour de Cassation; Henri Sée, professeur à la faculté de Rennes ; Adolphe Sée, avocat à la Cour d'appel, ancien président du Consistoire de Colmar ; Edgard Sée, avocat à la Cour d'appel ; le capitaine Bloch-Sée ; le capitaine Lippmann ; le capitaine Emile Wahl; Edmond Sée, homme de lettres ; Armand Sée, ingénieur civil ; Marc Sée, membre de l'Académie de médecine, officier de la Légion d'Honneur ; Gustave Sée, Inspecteur général des forêts, officier de la Légion d'Honneur, Edmond Sée, ingénieur civil. Et il faudrait ajouter à la liste les médecins Lazare Sée, Arthur Sée; l'érudit Julien Sée, conservateur de cette Bibliothèque de la ville de Paris qui rend tant de services à l'art et à l'industrie, et qui fut le bras droit de Jean Macé à la bibliothèque de la Ligue colmarienne de l'enseignement ; le commandant Achille Sée ; Salomon Sée, directeur de l'enregistrement; Germain Sée, membre de l'Académie de médecine, commandeur de la Légion d'Honneur, à qui l'on doit tant de travaux remarquables, qui le premier fit connaître en France tant d'excellentes choses, ergotine, antipyrine, salicylate de soude, bromure de potassium ; Camille Sée, ancien député, conseiller d'Etat, officier de la Légion d'Honneur, auteur de cette loi qui s'appelle la loi Camille Sée, loi qui a créé les lycées de filles en France, et qui a été si appréciée par les principaux pédagogues ou hommes d'Etat d'Angleterre, d'Italie, d'Autriche, sans oublier ceux d'Allemagne (15).

Un homme qui a pu connaître personnellement, nombre de ceux que je nomme, un Alsacien, un Colmarien, l'archiviste Mossmann termine son histoire des Juifs de Colmar par ces mots :

"Les esprits les plus chagrins doivent reconnaître aujourd'hui que la Révolution ne s'est pas trompée. Le succès démontre combien il est vrai de dire que quand il s'agit de résister à de vieux préjugés, de réparer des injustices séculaires, la loi ne risque rien de prendre les devants sur l'opinion et les moeurs.”

Ces belles paroles mériteraient d'être gravées en lettres d'or dans cette grande assemblée qui excite en ce moment la curiosité du monde entier : La Douma russe.
Elles rappellent deux grandes vérités : que la liberté vaut mieux que l'oppression, et que le Juif est un agent de civilisation et de prospérité, et un agent des plus puissants ! Le Docteur Hermann Ewerberk, dans son livre l'Allemagne et les Allemands, dit que nul écrivain n'a plus remué l'âme allemande que deux juifs, Heine et Boerne.

On a humilié le Juif, on l'a persécuté pendant des siècles, on l'a chassé en lui confisquant ses biens. Et il est parti, emportant avec lui ces trésors qu'on ne peut lui prendre, les trésors de l'intelligence et de la pensée. Et pour les faire fructifier il suffit du souffle de la liberté, comme à la plante d'un rayon de soleil. C'est ce qu'on verra avec les Juifs de Russie. C'est ce qu'on a vu avec les Juifs d'Alsace.

Et les progrès se feront avec la même rapidité. Et cette rapidité s'explique par le caractère juif, où il y a de l'atavisme.
Ecoutez cette vieille histoire que raconte le Talmud : "Un jour des rabbins vinrent dans une ville où il n'y avait pas d'écoles. Ils demandèrent à voir les défenseurs de la ville ; on les conduisit devant les soldats. Sur quoi ils répondirent que les gardiens de la cité n'étaient pas les soldats, mais les instituteurs, et que la ville étant sans écoles se trouvait par suite sans défense.”
Tout pour l'école ! tout par l'école ! ce fut toujours la devise du Judaïsme... L'Alsace juive ne l'a pas oublié.

Et c'est pourquoi le progrès n'est pas resté à la surface; il est allé jusqu'aux couches profondes de la population. Et c'est pourquoi l'Alsace juive a produit mieux que des fonctionnaires d'élite. Elle a produit une population honnête et travailleuse qui, sur cette terre d'Alsace, a accepté courageusement et loyalement la lutte pour la vie; une population, qui, sur cette terre d'Alsace, a élevé de nombreux enfants et leur a transmis les fortes vertus de la famille; une population, qui a concouru et concourt journellement à l'oeuvre commune par son esprit d'initiative et son activité persévérante. - Et c'est à cette population aussi que s'adressent les vers du poète :

Die Welt ist gross ; zieh' hin und her ! Du findest dock kein Elsass mehr !

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