L'ALSACE JUIVE depuis la Révolution de 1789 (suite)

l'exemple de colmar

Les plus orthodoxes seront entraînés dans le mouvement. C'est le grand rabbin Klein de Colmar qui viendra dire que c'est faire oeuvre de piété que de donner pour les écoles. Voici ce qu'il écrit dans une Lettre pastorale :
"Que toute la circonscription du Haut-Rhin se considère comme une seule et même communauté ; qu'il s'y forme une caisse spécialement destinée à soutenir ou, s'il est nécessaire, à entretenir des écoles dans les localités privées de ressources, et que chacun contribue, à cette oeuvre de piété selon ses moyens. Une partie de la dîme qui se prélève sur les dots à l'occasion des mariages en faveur des pauvres, nous parlons de cette partie qui, distribuée ordinairement sans discernement et sans utilité, sert plutôt à entretenir le vice et l'oisiveté qu'à soutenir l'indigence, trouvera un emploi plus utile et plus fructueux et plus méritoire, s'il est versé dans cette caisse."

Le grand rabbin Klein avait raison ! Combien il valait mieux employer pour les écoles cet argent destiné à recueillir ceux qu'on appelait des Einleger dont on favorisait la paresse ! Un enfant de plus à l'école, c'était un malheureux de moins dans la Schlauffstadt.

 

Elèves de l'école juive de Saverne en 1896
Mesdames, Messieurs, il y a deux ans on célébrait en France le vingt-cinquième anniversaire de la loi sur l'instruction gratuite et obligatoire. Cette loi fut votée en 1880. Mais en 1867 déjà l'Alsace réclamait cette loi. En 1867 la Société industrielle de Mulhouse envoyait une pétition au Sénat pour demander l'instruction gratuite et obligatoire. C'est un document glorieux pour l'Alsace. En voici un autre : Société de Bienfaisance Israélite de Colmar, 1861, article 18 : "Les enfants des immatriculés sont tenus de fréquenter l'école primaire sous peine pour les parents d'être rayés de la liste des nécessiteux." N'était-ce pas là proclamer l'instruction obligatoire ?

Je parle de Colmar : Il y a quelques mois j'allais rendre visite à un ancien élève de l'école israélite de Colmar et il me montrait avec fierté un souvenir de cette école : la médaille d'or que lui avait donné la Société des Jeunes gens israélites de Colmar! Cette société a joué son rôle dans l'histoire des Juifs d'Alsace. Elle avait pris une bien belle devise : "Tout pour l'École ! Tout par l'École!”

J'ai là sous les yeux un compte-rendu financier de cette société, qui remonte à un demi-siècle. Je trouve comme dépenses, tout d'abord une médaille d'or et une médaille d'argent données tous les ans aux deux meilleurs élèves de l'école israélite.
Puis :
- École normale de Colmar, prix de pension d'un élève 54,20 fr.
- Trousseau à un élève de l'École de Travail de Mulhouse et frais de voyage 78,80 fr.
- Subvention à un élève du Conservatoire de musique à Paris 270 fr.
- Fournitures de livres 100 fr.
- Leçons particulières de musique à Colmar 56 fr.
- Habillement d'élèves indigents 220 fr.

Le Maire de Colmar, M. de Peyerimhoff, présidant un jour la distribution des prix de l'école israélite et remettant les médailles aux jeunes lauréats, souhaitait qu'il y eût partout en Alsace des sociétés pareilles à la Société des Jeunes gens israélites, qui s'occupe avec tant de zèle de l'éducation de la jeunesse.

Si mes souvenirs sur cette société vous paraissent devoir être complétés, vous pourrez vous adresser utilement à son ancien secrétaire, à son ancien président M. Charles Lévy.
Je souhaite que longtemps, bien longtemps encore, M. Charles Lévy apporte dans les administrations, dont il fait partie aujourd'hui, le même zèle, le même dévouement éclairé que je lui ai connus il y a plus de trente ans. Je le souhaite pour lui, pour ses oeuvres, et je n'oublie pas cette Société d'histoire des Israélites de l'Alsace qui est appelée à rendre les plus sérieux services au judaïsme.

du village à la ville

Un des traits les plus caractéristiques, quand on parle de la transformation de l'Alsace juive, est le mouvement qui portera les Juifs à quitter les villages pour les villes !

Prenez le tableau de l'Alsace juive avant 1789. Il n'y a pas, pour ainsi dire, d'Israélites dans les villes. Strasbourg, qui va devenir une grande et belle communauté, n'a pas de Juifs. Quand on organisera les premiers consistoires, ce n'est pas Colmar qui sera le siège du consistoire du Haut-Rhin, c'est Wintzenheim, bien plus important comme population (4).

J'entends dire qu'aujourd'hui le mouvement s'accentue et que les villages se dépeuplent au profit des villes. Ecoutez ce qu'écrivait en 1836 un journal alsacien :

"Les enfants de la classe aisée fréquentent les colléges et les classes supérieures. Et ne remarque-t-on pas que, si les Israélites quittent le séjour des campagnes pour le séjour des villes, c'est uniquement parce qu'ils y trouvent plus de ressources pour élever leurs enfants au travail et pour vivre d'une manière honorable ?”

Vraiment ne devait-il pas sortir une Alsace toute nouvelle après tant d'efforts, et sous l'action des administrateurs et des maîtres !
Et de ceux-là il devait s'en trouver de premier ordre. Ah ! saluons-les avec reconnaissance, ces instituteurs d'autrefois, qui comprirent si bien leur mission ! Et pourquoi ne pas le dire ? L'Alsace a toujours tenu le premier rang pour ses écoles. En 1862 le nombre des conscrits ne sachant pas lire est de 50 à 70% dans le Finistère, les Landes ; 10% dans le Rhône ; 7% dans la Seine ; 6% dans le Haut-Rhin ; 4% dans le Bas-Rhin, et quelques années plus tard, 2%.

C'est que l'instituteur alsacien a une grande supériorité : il parle deux langues, il pense en deux langues ! - Et l'instituteur israélite alsacien en saura trois ! Il sait le français, il sait l'allemand, il sait l'hébreu. Il y eut parmi ces maîtres de véritables savants, mieux que cela, des apôtres qui, à ces petits vagabonds juifs habitués à courir les rues pour offrir aux passants des allumettes, des rubans, des épingles, communiquèrent l'étincelle, communiquèrent l'amour du travail et en firent des hommes et des citoyens. Plusieurs ne se contentaient pas d'instruire les enfants ; ils instruisaient les parents et les réunissaient le samedi dans l'après-midi pour leur faire des conférences religieuses ou morales. N'y a-t-il pas là comme un germe d'universités populaires ?

les écoles de travail

Quand on parle de la transformation de l'Alsace juive, il est deux oeuvres qu'il faut rappeler, deux oeuvres fécondes, qui n'ont pas peu contribué à arracher la vieille population au brocantage, au petit négoce ou à la mendicité. C'est, d'un côté, la Société d'encouragement au travail en faveur des Israélites indigents du Bas-Rhin, fondée en 1825 par Achille Ratisbonne ; c'est, de l'autre, la Société philanthropique du Haut-Rhin, fondée quelques années plus tard par Léon Werth. De ces deux fondations allaient sortir deux écoles qui sont l'honneur, je ne dis pas de l'Alsace juive, mais de l'Alsace : l'Ecole de Travail de Strasbourg, l'Ecole de Travail de Mulhouse. - En 1864, au Ministère du Commerce à Paris, se formait une commission pour étudier la question de l'enseignement professionnel ; elle cherchait des documents de toutes parts, et elle ne dédaignait pas de s'éclairer auprès de ces écoles juives de Strasbourg et de Mulhouse. Et le président de la commission, le général Morin, membre de l'Institut, directeur du Conservatoire des Arts et métiers, écrivait aux administrateurs de l'Ecole de Strasbourg :
"Messieurs, j'ai reçu et lu avec beaucoup d'intérêt les renseignements que vous avez eu l'obligeance de me transmettre sur les résultats de l'école des arts et métiers de Strasbourg. Ces succès qui, sous une administration paternelle et prudente, se perpétuent d'année en année, prouvent que votre société d'encouragement au travail a trouvé et réalisé par elle-même une des meilleures solutions de la difficile question de l'apprentissage coordonné avec l'instruction nécessaire à de jeunes ouvriers. Je porterai tous les détails intéressants que j'ai puisés dans ces documents à la connaissance de la commission formée auprès du Ministère du Commerce et je ne doute pas qu'elle n'apprécie comme moi et la générosité des sentiments qui dirigent votre société et les heureux résultats qu'elle obtient."
La même année, un homme dont on ne récusera pas la compétence, le fondateur de la Ligue de l'Enseignement, Jean Macé, déclarait que les écoles juives de Strasbourg et de Mulhouse avaient le mieux résolu en France la question de l'enseignement professionnel.
Et en 1867, lorsque s'ouvre l'Exposition universelle, je vois mentionnée, à côté des écoles nationales d'Angers et de Châlons, l'école israélite de Strasbourg; et dans une notice sur les établissements du Haut-Rhin, destinée à la même Exposition, je trouve cette phrase sur l'école de Mulhouse:
"A coup sûr, une école aussi bien conçue n'a rien de confessionnel et présente des avantages si réels pour l'apprentissage, qu'il est à désirer de les voir imiter ailleurs, dans notre département, pour les enfants des diverses communautés chrétiennes!”

Détail curieux : un décret du gouvernement de Louis-Philippe règle le mode de nomination des Consistoires. Sont électeurs ceux qu'on appelle les notables. Sont notables ceux qui sont inscrits à titres divers sur les grandes listes électorales du pays. Une ordonnance spéciale y ajoute un certain nombre d'électeurs qui ont ce titre dont ils sont fiers : "Membre de la Société de l'École de Travail". C'était alors un titre d'honneur.

Elèves de l'école juive de Saverne en 1896
Ah ! je voudrais pouvoir les nommer tous, ces hommes de cœur à qui nous devons savoir gré non seulement de ce qu'ils ont fait, mais de ce qu'ils ont rêvé de faire en faveur de leurs coreligionnaires ! Ce ne sont pas deux écoles de travail, c'est une demi-douzaine qu'on voulait ouvrir en Alsace. Ce sont des écoles d'agriculture qu'on avait encore en vue; les programmes en avaient déjà été discutés ; les souscriptions étaient demandées; le budget même des dépenses était prévu dans ses détails avec toute la compétence de pédagogues et d'administrateurs rompus aux affaires. Ces idées généreuses seules font honneur à ceux qui les ont conçues. Je voudrais pouvoir m'y arrêter plus longtemps.
Je voudrais pouvoir, année par année, les parcourir avec vous, les comptes-rendus des Écoles de Travail de Strasbourg et de Mulhouse, qui ont rendu tant de services et aux noms desquelles sont à jamais liés les noms glorieux des Ratisbonne, des Werth et des Lantz - et de combien d'autres !

l'histoire du petit isaïe

II n'y a pas bien longtemps il me tombait sous la main ce petit livre qu'on donnait autrefois comme prix dans les écoles israélites et qui a été écrit par Isaac Lévy (5) : "Isaïe ou le Travail".
Isaïe, pauvre orphelin abandonné, est recueilli par la communauté de Marmoutiers. On le met en pension chez une brave femme, nommée Malkele, qui aime l'enfant comme s'il était son fils. Isaïe va à l'école: il y travaille bien. A 13 ans le rabbin et l'instituteur décident de l'envoyer à l'Ecole de Travail de Strasbourg, malgré les pleurs et les supplications de Malkele et même ses récriminations.
"Est-ce qu'autrefois on pensait à donner un état aux jeunes gens? Quand un garçon était bar Mizwah, on lui mettait un ballot sur le dos et il allait faire le commerce… Ah ! si j'étais ta mère”.
- Vous avez tort de parler ainsi, répondit Isaïe. Le rabbin comprend mieux les choses que nous - et ce qu'il fait, il le fait pour mon bien. Je ne peux donc que suivre ses conseils."
-Isaïe entre donc à l'Ecole de Travail de Strasbourg et devient serrurier. En sortant de l'école, il travaille chez son patron, patron catholique, brave homme qui aime bien le petit Isaïe. Il l'engage à partir pour Paris et à s'y perfectionner. Voilà Isaïe à Paris ; puis il fait son service militaire ; on l'envoie en Algérie. Il se bat, est blessé, revient en Alsace avec la croix de la Légion d'Honneur. Il s'établit à Odratzheim, se marie, a des ouvriers sous ses ordres, devient conseiller municipal, puis adjoint au maire.

Cette histoire du petit Isaïe n'est-elle pas, à bien des égards, l'histoire de l'Alsace juive elle-même ? Combien en ai-je connu de petits Isaïe, qui par leur travail, par leur volonté, par leur persévérance, sont arrivés à gagner leur vie, à entretenir leur famille et ont su mériter l'estime de tous ! Le petit Isaïe ! mais je le trouve déjà sur la liste des notables commerçants de 1845.
Le petit Isaïe ! je le trouve parmi ces fabricants de toile, ces fabricants de drap, ces fabricants d'étoffes, ces marchands de bois, ces marchands de fer, ces marchands d'étoffes et autres qui, sous Louis-Philippe, paient la contribution électorale demandée par la loi, sont connus par leur honorabilité commerciale et appelés à ce double titre à prendre part aux affaires générales du pays !

les juifs embrassent toutes les professions

Je parle de 1845 ! Mais en 1830 déjà le député du Haut-Rhin, André, faisait à la Chambre des députés cette déclaration : "On voit les juifs se livrer à diverses professions de tailleurs, forgerons, imprimeurs, graveurs, horlogers et à d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. On en remarque qui sont cultivateurs. Vous distinguez des professeurs de langues anciennes, de mathématiques... des architectes, des peintres, des ingénieurs... Ainsi les Juifs embrassent aujourd'hui plus ou moins largement toutes les professions auxquelles ils étaient restés généralement étrangers avant 1789".
En 1830 également, Augustin Périer - qui connaissait particulièrement les Juifs d'Alsace - disait à la tribune : "L'armée, le barreau, les lettres, le commerce comptent des Juifs très distingués. Les écoles élémentaires se multiplient parmi eux".

Augustin Périer avait raison de les rappeler, ces écoles d'où allaient sortir non pas seulement quelques brillantes individualités, mais toute une population dont le niveau intellectuel et moral s'élevait chaque jour. Voici un fait qui m'a vraiment touché ; je l'emprunte au Lien d'Israël de 1858 :

"Ce qui a distingué cette année la distribution des pains azymes aux israélites pauvres de Mulhouse, c'est le refus de plusieurs familles, placées encore l'année dernière sur la liste des indigents, de participer désormais aux bienfaits de la communauté, pour la raison que leur position s'était améliorée par suite du travail de leurs enfants”.
- Voilà un beau progrès moral !

Nombre de gens ont été frappés non pas seulement des progrès faits par les Juifs d'Alsace, mais de la rapidité de ces progrès. J'en trouve l'aveu chez ceux mêmes qui avaient des préventions contre les Juifs. Tel l'auteur de ce livre publié en 1824 - notez la date - Considérations sur l'état des Juifs dans la Société chrétienne et particulièrement en Alsace :

"Les hommes ne sont pas incorrigibles. En Alsace et à Strasbourg surtout ils ont déjà profité de l'instruction ; personne ne peut en disconvenir; il faut donc répandre sur eux les bienfaits de l'instruction".
Aujourd'hui nous trouvons tout naturel d'avoir de belles communautés, de belles synagogues, où le service se fait avec ordre et solennité, de belles écoles, des hôpitaux, des sociétés de bienfaisance et de secours mutuels, des administrateurs éclairés. - Nous profitons de l'expérience de nos prédécesseurs, et même de leurs fautes. - Alors tout était à créer; il fallait tout faire à la fois. Dans le rapport dont j'ai parlé plus haut il est question des écoles primaires ; il est question des écoles de travail ; il est question de combattre la mendicité ; il est question d'introduire le chant dans la synagogue; il est question de mettre plus d'ordre et de dignité dans les convois funèbres ; il est question de recueillir des fonds pour un hôpital. Tout était à faire à la fois. Par où commencer, et comment s'y prendre? On ne savait pas, on essayait, on échouait, on recommençait et l'on finissait par réussir !


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