UNE CARTE ANTISÉMITE DE  
LA SUISSE  AU  XIXème SIECLE

par André NEHER

Extrait de la revue Evidences  n° 27 septembre-octobre 1952
revue publiée sous l'égide de l'American Jewish Committee.

 

La Suisse est un des derniers Etats de l'Europe occidentale à avoir émancipé les Juifs. L'égalité des droits n'a été acquise qu'en 1866 ; la liberté religieuse, en 1874 seulement. Ni les influences françaises, si marquantes entre 1798 et 1815, ni la Révolution de 1848 avec les modifications constitutionnelles qu'elle provoqua en Suisse, ne purent vaincre les préjugés tenaces contre les juifs qu'une longue tradition avait ancrés dans la conscience politique des Confédérés.
Lorsqu'on parle de Juifs, en Suisse, avant 1866, il faut d'ailleurs distinguer deux groupes fort différents.

La Suisse: carte des cantons
Suisse

Il y avait d'abord les «Juifs suisses» proprement dits. Depuis le 17ème siècle, ils étaient autorisés à résider dans deux communes du canton d'Argovie et dans deux communes seulement, à Endingen et à Lengnau. Ils y formaient des communautés religieuses bien organisées, avec rabbin et fonctionnaires du culte, mais ne jouissaient d'aucun droit politique, en dehors du droit de séjour. Ils n'étaient, en effet, nullement admis à la citoyenneté suisse, mais, n'étant pas non plus considérés comme étrangers, ils avaient, en fait, un statut spécial, mal précisé, mais qui, en tout état de cause, les maintenait dans une situation très inférieure à celle des Suisses chrétiens. A côté de ces Juifs dits « suisses », vivaient, sur le territoire de la Confédération, des Juifs étrangers. La grosse majorité étaient citoyens français, d'origine alsacienne ; d'autres étaient anglais, allemands ou américains. Protégés par leurs pays d'origine, ces étrangers se heurtaient à l'animosité de certains cantons suisses qui leur appliquaient des lois d'exception, s’ils n'allaient pas jusqu'à leur interdire purement et simplement l'installation ou même le séjour. Les cantons étant maîtres de légiférer dans ce domaine, chacun à sa propre guise, il en résulta, dans la première moitié du 19ème siècle, une situation très inégale. Des communautés de Juifs étrangers purent se maintenir ou se créer dans certains cantons libéraux. Par contre, d'anciennes agglomérations juives furent dissoutes dans des cantons réactionnaires. C'est ainsi qu'il y a juste un siècle, en 1852, une vingtaine de familles juives françaises furent expulsées du territoire de Bâle-Campagne.
Aussi paradoxal que cela paraisse, cette situation fâcheuse permit, plus rapidement que l'on ne pouvait l'espérer, d'obtenir, à partir de 1860, des émancipations partielles, puis, un peu plus tard, l'émancipation générale des Juifs en Suisse. En effet, le régime d'exception appliqué par certains cantons aux Juifs étrangers provoqua l'intervention des puissances intéressées en faveur de leurs ressortissants. Et ces interventions fournirent elles-mêmes l'occasion de soulever, d'une manière tout à fait générale, la question juive en Suisse. Ainsi, un problème intérieur à la Suisse qui, en 1860, était loin d'approcher de sa solution, fut résolu rapidement par des considérations venues du dehors, et qui se faisaient de plus en plus pressantes.

La puissance la plus immédiatement intéressée au sort des Juifs en Suisse était la France, puisque la plupart des Juifs étrangers résidant en Suisse étaient des citoyens français. Avec une continuité à laquelle les historiens se plaisent à rendre hommage, la France intervint inlassablement pour la protection de ses ressortissants juifs en Suisse.
Il est curieux de relever que .les premières démarches sont antérieures à la Révolution, puisque, au début du 18ème siècle, l'ambassadeur de France à Soleure rappelle, à différentes reprises, aux cantons, que les Juifs d'Alsace sont protégés par le roi de France, qui entend qu'ils soient traités comme ses autres sujets. Entre 1798 et 1815, les Juifs jouissent des législations libérales introduites par la Révolution et Napoléon. Après 1815, avec une belle uniformité, la Restauration, la Monarchie de juillet, la Seconde République et le Second Empire laissent rarement passer des prétextes de garantir les droits des Israélites français en Suisse. Certaines interventions ont un caractère spectaculaire telle l'affaire Wahl, qui déclencha, en 1835, la rupture des relations diplomatiques entre Louis-Philippe et le canton de Bâle-Campagne (1) . Il ne fait aucun doute que cette vigilance constante et effective de la France n'ait fini par lasser les résistances helvétiques et l'émancipation de 1866 peut être considérée comme la résultante d'un siècle d'intervention française en faveur des Juifs en Suisse.

Mais, dans les dernières années qui précédèrent l'émancipation de 1866, la France fut secondée par les Etats-Unis, qui mirent autant de zèle qu'elle-même à voir définitivement tranchée cette pénible question. Les Etats-Unis négociaient, en 1850, un Traité d'établissement avec la Suisse. Celle-ci prétendait exclure du bénéfice de la réciprocité les citoyens américains de religion juive. L'opinion publique américaine s'émut et les négociations n'aboutirent qu'en 1855, où l'on signa un texte aux termes si équivoques que les Etats-Unis purent croire au triomphe des principes d'égalité, alors qu'en fait la Suisse pouvait continuer à appliquer ses législations d'exception. Il en résulta plusieurs « affaires » dont furent victimes des Juifs américains, après 1855. Les Etats-Unis venaient de créer, à Berne, en 1853, un poste de ministre-résident. Son premier titulaire, Theod. S. Fay, intervint plusieurs fois auprès des autorités fédérales et cantonales. Le 3 décembre 1857, il amorça une enquête auprès des différents cantons. Le gouvernement fédéral lui renvoya les réponses le 14 mai 1858, avec la notification que « le consul général suisse à Washington avait été chargé de s'employer auprès du gouvernement des Etats-Unis pour qu'il ne soit plus fait de démarches aux fins d'obtenir le droit d'établissement des Juifs dans les cantons suisses, attendu qu'une réclamation à cet égard serait écartée ».
Loin d'obtempérer à cette invitation brutale de mettre fin à la correspondance, Fay poursuivit son enquête et adressa l'année suivante, le 26 mai 1859, au Conseil fédéral suisse, un Mémoire concernant l'admission, des Israélites de l'Amérique du Nord à l'établissement en Suisse. Ce texte eut un retentissement énorme. Il fut traduit par le Conseil fédéral en français et en allemand, publié par ses soins et communiqué à tous les gouvernements cantonaux. En août, le texte allemand fut réimprimé une seconde fois par un groupe de citoyens libéraux. de Saint-Gall et muni d'une préface qui en soulignait la portée. La diffusion du Mémoire de Fay contribua efficacement à éclairer l'opinion publique suisse et ce n'est pas par hasard que les premières mesures cantonales en faveur de l'émancipation des Juifs datent de 1860 et ne sont donc que de quelques mois postérieures à la publication du Mémoire. Nous voudrions refaire l'analyse de ce texte, actuellement bien oublié, mais qui fut, en son temps, apprécié à sa juste valeur et qui reste l'un des documents les plus importants dans la longue lutte pour l'émancipation des Juifs dans le monde (2).

Après un bref préambule résumant les faits qui provoquèrent l'enquête auprès des Cantons, le Mémoire dresse une sorte de « carte antisémite » de la Suisse, où les cantons sont présentés suivant le degré de leur mentalité antijuive. Une deuxième partie rappelle, sur la base d'exemples précis, comment la législation antijuive est appliquée en Suisse. La troisième partie, la plus substantielle, passe en revue les arguments invoqués par les Cantons pour le maintien de la législation antijuive. Ils sont au nombre de sept et font l'objet d'un examen et d'une discussion exhaustives:

1° la constitution fédérale ;
2° le traité signé entre les Etats-Unis et la Suisse ;
3° l'incompétence du Conseil fédéral ;
4° l'inconvenance de l'immixtion d'un Etat étranger dans la législation d'un autre ;
5.° l'existence de l'esclavage aux Etats-Unis, qui peut paraître à la Suisse aussi étrange que paraissent aux Américains ses lois sur les Juifs ;
6° le christianisme ;
7° les circonstances locales, les préjugés universels contre les Juifs et le danger d'une affluence de Juifs des Etats voisins, notamment d'Alsaciens.

La carte antisémite de la Suisse s'établit, selon le Mémoire de Fay, comme suit : dix cantons imposent aux Juifs des restrictions modérées (Zurich, Lucerne, Uri, Glaris, Soleure, les deux Appenzell, les deux Unterwalden et Saint-Gall). Sept autres pratiquent une politique de restrictions absolues (Schwyz, Zoug, Argovie, Schaffhouse, Grisons, Bâle-Ville, Bâle-Campagne et Thurgovie). Enfin, dans sept autres, la liberté est absolue en matière de religion (Berne, Fribourg, Neuchâtel, Vaud, Valais, Tessin et Genève). On voit que ce sont les cantons de la Suisse romande qui comptent essentiellement parmi le groupe libéral. L'influence de la France a dû jouer ici dans un sens favorable aux Juifs, alors que les cantons alémaniques ont suivi l'Allemagne et son mouvement de réaction, après 1815.

La législation concernant les Juifs n'est pas appliquée d'une manière uniforme dans tous les cantons réactionnaires. La plupart n'interdisent que l'établissement, le droit d'acquérir des immeubles et des hypothèques, et la limitation ou le contrôle du droit de commerce et d'industrie. Mais Schaffhouse limite même le droit de séjour, que les Grisons interdisent entièrement. A Bâle-Campagne (ce canton dont l'attitude antisémite provoqua de graves conflits avec la France, sous Louis-Philippe et Napoléon III), un chrétien qui admet un Juif dans sa famille est passible d'amende et d'emprisonnement.
Si certains cantons appuient leurs agissements sur des lois plus ou moins anciennes, beaucoup d'autres ne peuvent invoquer que les « coutumes », « l'usage », « une pratique communément établie », ou bien encore se réfèrent simplement à l'Art. 41 de la Constitution fédérale, qui « garantit à tous les Suisses de l'une des confessions chrétiennes le droit de s'établir, etc... ». Fay observe avec raison que si cet article garantit au gouvernement fédéral et aux gouvernements cantonaux le droit de refuser l'établissement à tout individu non-chrétien, il ne leur impose aucune obligation à cet égard. Sinon la Constitution serait constamment violée, puisque l'établissement est accordé non seulement aux Israélites dans les cantons libéraux, mais dans l'ensemble de la Confédération, à d'autres individus qui professent ouvertement n'être pas chrétiens (Chinois, Persans, Turcs, etc.). Un canton qui n'a d'autre motif à invoquer pour brimer les Juifs que l'Art. 41 de la Constitution fédérale commet un acte inutile et vexatoire que ni la nécessité ni le droit légal ne commandent.

Il est intéressant de parcourir les rapports envoyés par les différents cantons à l'ambassadeur américain. Ils reflètent des mentalités nuancées, allant de la fin de non-recevoir pure et simple à la riposte précise et brutale.

Schwyz et Zoug refusent de motiver leur attitude malveillante, mais prennent soin de préciser leur volonté absolue de s'opposer à toute modification de la législation antijuive. Lucerne, canton catholique, expose avec une onction quelque peu cauteleuse qu'elle ne saurait accorder aux Juifs des faveurs qu'elle refuse même aux protestants.

Unterwalden-le-Haut souligne avec force qu'il refuse l'établissement à tout Juif, tout en étant obligé de reconnaître que pareil droit n'a jamais été sollicité par aucun Juif et que, par conséquent, aucun fait d'expérience ne lui permet de constater la nocivité d'une installation juive sur son territoire. Mais cette nocivité est longuement commentée dans les rapports de Cantons qui se plaignent amèrement d'expériences fâcheuses. A les entendre, les Juifs pratiquent l'usure, accaparent le commerce, exercent une influence désastreuse sur le reste de la population. Ils s'infiltrent partout, et si leur établissement n'était pas sévèrement contrôlé et limité, on verrait bientôt le pays « inondé » par les Juifs étrangers. Parmi ces Juifs étrangers, ceux d'Alsace occupent une place de choix : ce sont tous des usuriers, des va- nu-pieds, des colporteurs. Ils ne guettent quun relâchement de la législation suisse pour tenter « l'invasion » des cantons. Ce serait, à bref délai, la ruine économique, sociale et morale du pays.

Tels sont les considérants de l'Argovie, de Soleure, de Saint-Gall, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne, mais aussi de quelques cantons libéraux, tels que Fribourg et le Valais. Ceux-ci ne négligent pas d'assurer aux Israélites qui le demandent le droit d'établissement et de commerce. Mais ils ont de .la « compréhension » pour les cantons réactionnaires et estiment recevables leurs objections religieuses et morales.

L'Argovie va plus loin que tous les autres cantons. Il passe à la riposte et, refusant d'admettre le point de vue libéral des Etats-Unis, rétorque « que si, en Amérique, l'on prend fait et cause pour l'émancipation des Juifs, les vœux que fait la Suisse pour l'abolition de l'esclavage ne sauraient être considérés comme étant hors de propos ». La réponse ne saurait être plus nette : on refuse le droit de s'ériger en champion du libéralisme à un pays qui maintient lui-même une institution inhumaine et déshonorante. Le canton d'Argovie avait quelque droit de faire le fier : sa population juive, dépassant en nombre celle de tous les autres cantons, était la seule qui pouvait se targuer d'un établissement ininterrompu sur le sol suisse depuis le XVIP siècle. Il est vrai que les" Juifs d'Argovie n'étaient pas considérés comme des citoyens suisses ; ils ne jouissaient même pas du statut d'étrangers. Mais c'était un motif supplémentaire pour le canton de ne pas accorder aux Juifs étrangers, américains ou français, des droits dont il privait ses propres ressortissants juifs.

Dans ce concert de voix négatives, une seule note parfaitement tolérante : le rapport de Genève. Ce canton ne se borne pas à signaler que, depuis 1816, les Juifs ne sont plus soumis, sur son territoire, à aucune disposition restrictive. Il ajoute : « Nous estimons que tous les Cantons qui ont établi la liberté des cultes ont par cela même reconnu tacitement le droit des Israélites à être traités exactement sur le même pied que les chrétiens et devraient modifier leur législation dans ce cas, si elle n'est pas suffisamment explicite. »

Le Mémoire de Fay est un document juridique et diplomatique et son auteur devait s'entourer des précautions d'usage en la matière. Désireux d'émouvoir les autorités et aussi l'opinion publique, il ne pouvait le faire cependant que dans les limites que lui assignaient le droit public et les conventions internationales. Aussi bien l'auteur a-t-il soin de préciser, dans le préambule et dans la conclusion, qu'il n'est pas dans son dessein de s'immiscer clans les affaires intérieures de la Suisse. Il ne s'est pas adressé au Conseil fédéral pour que celui-ci contraigne les Cantons à modifier leurs lois, mais pour lui demander simplement de servir d'intermédiaire pour présenter aux Cantons, comme Etats souverains en la matière, les doléances du gouvernement des Etats-Unis. Ces doléances s'appuient uniquement sur la situation faite en Suisse aux ressortissant» américains israélites. Elles attirent l'attention sur « un inconvénient qui frappe une classe de citoyens américains ». Elles ne concernent point les Juifs dans leur ensemble et ne tendent point à exiger de la Suisse ni même à lui suggérer un changement radical de sa législation antijuive.

Ces motivations peuvent paraître décevantes au premier abord. Et le lecteur libéral ne sera pas satisfait non plus de la réponse donnée par le Mémoire à l'objection de l'Argovie relative à l'esclavage. Rappelant que l'argument avait été précédemment invoqué dans une note du Conseil fédéral, Fay écrit : « Cet argument mériterait à peine qu'on s'y arrêtât s'il n'avait pas été reproduit deux fois. Si, au premier abord, il paraît avoir quelque connexion avec l'objet en question, un moment de réflexion suffit pour faire voir le contraire. La question qui nous occupe est l'exclusion ou l'oppression de trois ou quatre cent mille citoyens américains. A cette question ce n'est pas répondre que de dire que l'Amérique possède une institution que la Suisse désapprouve. Si trois ou quatre cent mille Suisses étaient tenus en esclavage par le fait de cette institution, alors et seulement alors, l'argument serait logique ; ou si l'on peut prouver qu'un seul Suisse a été lésé ou compromis par là ; mais tel n'est pas le cas. Tandis que, dans cette correspondance, l'Amérique peut alléguer un motif d'appeler l'attention sur les lois concernant les Israélites en Suisse, celle-ci n'a aucune raison de signaler l'esclavage dans les Etats-Unis. Elle a tout aussi peu de motifs de parler de l'esclavage aux Etats-Unis que n'en aurait le soussigné de rendre la Suisse attentive à ses lois sur les Juifs, s'il n'y avait point d'Israélites américains.»

Cette présentation très bornée et si peu humanitaire des choses ne doit pas tromper sur les intentions véritables de Fay. C'est bien l'émancipation intégrale des Juifs en Suisse qu'il espère obtenir. C'est pour l'atteindre qu'il est entré dans la lice et qu'il a rédigé son substantiel Mémoire. De même qu'en d'autres occasions, nous le verrons bientôt, il est un partisan sincère et actif de l'abolition de l'esclavage, de même il s'efforce de promouvoir l'égalité des Juifs. S'il limite son intervention à la cause des Juifs américains, c'est uniquement par précaution juridique et pour en accroître l'efficacité. En fait, dans sa lettre et dans son esprit, le Mémoire déborde les limites que l'auteur entend lui assigner et constitue un magnifique plaidoyer pour les Juifs dans leur ensemble.

Etant donné les traits particuliers de la personnalité de Fay, il ne pouvait en être autrement.

Théodore Sedgwick Fay n'avait pas toujours été diplomate. Jusqu'à l'âge de trente ans, il était journaliste et romancier.

Theodore Segdwick Fay


T.  S. Fay

Né en 1807, à New-York, il avait succédé à son père dans l'édition du New York Mirror et ses premiers volumes réunissaient les articles qu'il avait fait paraître dans son journal. Une série de nouvelles et de romans lui assura un solide renom littéraire et beaucoup de lecteurs voyaient en lui le Walter Scott ou le Dickens américain. Jusqu'au jour où Edgar Allan. Poe, dans un compte rendu impitoyable, démolit le best-seller de Fay, sa nouvelle : Norman Leslie, A Tale of the Present Times. Ulcéré par la polémique qui s'ensuivit, Fay commença une carrière diplomatique en Europe. Il fut d'abord secrétaire de légation à Berlin, puis ministre résident à Berne, au moment de la création de ce poste, en 1853. Lorsqu'il prit sa retraite, en 1861, il s'installa en Allemagne, où il mourut, à Berlin, en 1898, très âgé et complètement oublié dans le monde des lettres. Il n'avait pourtant pas cessé d'écrire, même pendant sa carrière diplomatique et sa retraite. Mais au lieu de publier des romans, il se consacrait maintenant à des ouvrages de sociologie ou d'histoire. Depuis son arrivée à Berne, il était préoccupé aussi par des problèmes religieux. Libre penseur dans sa jeunesse, il était revenu à un christianisme très mystique et militant. La mort de sa première femme, en 1856, accentua ces tendances. Nous avons de lui une confession émouvante rédigée et publiée peu après cet événement (Account of the Death of his Wife, Mrs Laure Fay, with Observations on Christianity). Deux autres publications ont vu le jour dans ce climat d'éthique religieuse : Die Sklavenmacht, publiée en langue allemande, à Berlin, en 1865, quelques semaines après l'assassinat de Lincoln, et le Mémoire qui fait l'objet de notre analyse. Le livre relatif à l'esclavage compte parmi les meilleurs de la littérature abolitionniste.

La note religieuse est dominante dans le Mémoire. S'adressant aux Suisses, Fay leur parle en chrétien. Il dénonce comme une erreur la croyance que « tout affront et outrage fait au peuple juif est commandé ou justifié par la Bible » et comme un péché la persécution des Juifs « dont les motifs sont aussi injustes que faux ». Une connaissance plus exacte et plus générale des Saintes Ecritures a fait découvrir que tout le système de la persécution des Juifs n'est pas seulement défendu par le christianisme, mais qu'il est un des obstacle à la réalisation du système de la rédemption chrétienne, qui comprend la conversion des Juifs au christianisme. Naturellement, l'accomplissement de ce but ne sera pas avancé par des massacres et par des spoliations, ou par cette espèce de législation humiliante en vigueur dans quelques Cantons suisses qui persistent dans leurs restrictions... L'Ecriture, à laquelle croient les chrétiens, ne leur permet pas d'exclure et d'opprimer le peuple juif, parce que les Israélites, d'après le christianisme, bien que subissant dans l'exil leur mystérieux châtiment, n'en demeurent pas moins le peuple élu de Dieu et sont destinés à prendre un rang éminent parmi les nations. »

Mais l'auteur sait bien (et il rappelle que cet argument avait fait écarter le projet d'émancipation des Juifs, à la Diète Fédérale de 1848) « qu'il importe de se garder de certaines idées philanthropiques et de ne pas perdre de vue les considérations d'utilité pratique ». Aussi, quittant le domaine théologique, il examine point par point les arguments d'ordre sociologique avancés par les Cantons et il en démontre l'inanité. Tout d'abord, Fay souligne le fait que de nombreux Cantons repoussent les Juifs, quoiqu'ils n'en aient jamais reçu aucun et n'aient, par conséquent, aucun motif réel de s'en plaindre. Pourquoi, au lieu d'exprimer des « inquiétudes », des « appréhensions », ne se laissent-ils pas convaincre par le témoignage irréfutable des Cantons libéraux où. les Juifs, loin de provoquer une perturbation de la vie sociale, ont contribué à son amélioration ? Pourquoi ne pas regarder au-delà des frontières, où tant de pays chrétiens, la France, l'Angleterre, la Prusse, les Etats-Unis, n'ont qu'à se féliciter d'avoir émancipé les Juifs ? Combien de temps la Suisse comptera-t-elle encore parmi les pays les moins avancés ? Qu'elle fasse l'épreuve tentée depuis longtemps par ailleurs : elle verra que mieux les Juifs sont traités, plus ils se rendent utiles et plus le pays qui les accueille profite de leur dévouement, de leur zèle, de leur grande moralité. Le reproche fait à tout le peuple juif d'être composé d'usuriers est en contradiction avec l'expérience des plus grandes nations de la terre. « Il est vrai que tous les Juifs ne sont pas des barons Rothschild ; tous les chrétiens ne le sont pas non plus ; tous les Juifs ne sont pas non plus des chevaliers d'industrie ou des usuriers.»

Ces affirmations sont étayées par des données de statistique concernant différents pays et, en particulier, l'Alsace. En effet, on se souvient que les Juifs d'Alsace constituaient l'élément le plus important parmi les Juifs étrangers admis en Suisse. La crainte d'une « invasion de la Suisse par les Juifs d'Alsace » était, en fin de compte, l'argument massue des Cantons réactionnaires. Fay reconnaît que « la vieille race des brocanteurs juifs était, à juste titre, redoutable ». Mais elle est en voie de s'éteindre, et leurs enfants qui reçoivent une éducation soignée se vouent avec succès à des professions honorables et utiles. « Tous les dix mille Israélites, hommes de l'Alsace, ne sont pas des chevaliers d'industrie ou des brocanteurs. Le nombre doit en être minime. Le colportage disparaît de plus en plus. Toutes les industries et professions honorables sont fortement représentées par la population israélite de ce pays. Toute la nouvelle génération fréquente de bonnes écoles établies par le gouvernement français, dans le but de former des industriels et des artisans honorables. Il existe aussi des écoles industrielles fondées par des sociétés philanthropiques israélites, afin de faciliter l'apprentissage des arts et des métiers, et l'effet s'en fait déjà sentir par le nombre toujours croissant des candidats à l'admission. »

On aurait souhaité que le Mémoire entrât ici dans le détail et fournit des précisions. Pour ne pas trop allonger le document, Fay a dû se résoudre à un exposé rapide des faits, tout en se déclarant prêt à fournir, le cas échéant, les « preuves authentiques » de tout ce qu'il avançait.

Le Rabbin Moise Nordmann de Héeguenheim
Le Rabbin Nordmann

Il était, en effet, particulièrement bien documenté sur l'Alsace, grâce à un voyage d'information qu'il y avait accompli sur invitation et en compagnie du rabbin Moïse Nordmann, de Heguenheim. Ce pasteur d'une des plus grandes communautés rurales de Haute-Alsace administrait également les communautés suisses incapables juridiquement ou matériellement d'entretenir un rabbin. Il avait embrassé, avec une remarquable ardeur, la cause de ses coreligionnaires de Suisse et s'employait à leur assurer l'égalité de droits et l'émancipation. Ses interventions à Paris sont nombreuses, et c'est grâce à lui que la protestation du Consistoire central, lors de l'expulsion des Juifs français du canton de Bâle-Campagne, en 1852, prit un caractère particulièrement solennel. On le voit aussi, entre 1850 et 1855, entretenir une correspondance régulière avec des collègues, aux Etats-Unis. Il attire leur attention sur les conséquences discriminatoires du traité négocié entre les Etats-Unis et la Suisse et exhorte les rabbins américains à alerter les ministères et l'opinion publique. Ayant trouvé en Fay un homme politique compréhensif et scrupuleux, il s'applique à vaincre ses dernières hésitations et l'encourage à provoquer l’enquête qui aboutit, en 1859, au Mémoire. Le voyage qu'en automne 1858 les deux hommes firent à travers l'Alsace juive procura à Fay la documentation indispensable en même temps qu'elle lui fit apprécier la valeur personnelle du rabbin Nordmann et l'importance de la cause dont il s'était fait l'un des défenseurs (3) .

C'est, en fin de compte, cette rencontre entre un rabbin alsacien et un diplomate américain non-juif qui décida du sort des Juifs en Suisse et provoqua leur émancipation en 1866. L'histoire enregistre fréquemment de ces coïncidences, secondaires en apparence, mais riches en conséquences. Ici, elle offre encore la leçon réconfortante du rôle qu'à travers les océans de grandes puissances peuvent jouer non seulement par la politique en soi et la diplomatie, mais par la forte personnalité et la loyauté des hommes politiques eux-mêmes.

Notes :

  1. L'affaire Wahl a été minutieusement décrite par M. Felix Ponteil dans son étude sur Les israélites français et la Suisse sous Louis Philippe ( Revue Politique et Parlementaire, fevrier 1934).    Retour au texte
  2. Sur les négociations entre les Etats-Unis et la Suisse, entre 1850 et 1855, cf. S. M. Stroock: Switzerland and American Jews ( Publ. of the Amer. Jew. Hist. Soc., 1903).    Retour au texte
  3. Pour plus de détails sur les interventions de Juifs français, tels que Crémieux et Nordmann, en faveur des Juifs de Suisse, cf. mon étude sur L'Emancipation des Juifs en Suisse au XIXe siècle et les Israélites d'Alsace, à paraître dans l'ouvrage collectif : L'Alsace et la Suisse à travers les siècles, Strasbourg-Paris,
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