Lettre du Rabbin Hirschler sur l'antisémitisme en Alsace
3 mars 1937


Le contexte de la lettre

Dans les années 1930, on assiste à une progression de l'antisémitisme en France, due à la crise économique mondiale, la montée des périls internationaux et aux affrontements politiques.
L'arrivée au pouvoir de Léon Blum le 4 juin 1936 déclenche les foudres de l'extrême droite parlementaire et des ligues qui lui sont affiliées, ce qui provoque une recrudescence de l'antisémitisme, notamment à travers la parole du vice-président du groupe parlementaire de la Fédération républicaine, Xavier Vallat. À l'arrivée de Blum, celui-ci déclare à la tribune : "Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un Juif".

Avant même la formation du gouvernement Blum, des immeubles et des magasins strasbourgeois appartenant à des juifs sont souillés de goudron ainsi que l'escalier du Palais de justice, qualifié de "palais des juifs".
A Mulhouse, on pose des "papillons" antisémites sur les murs de  la ville. Les journaux antisémites sont soutenus par la Régie Française des Tabacs. Et lorsque la Communauté demande à la Municipalité des subventions pour construire le nouveau bâtiment dans la cour de la synagogue, elles lui sont refusées, sous prétexte : "que cela pourrait donner lieu à des réclamations tant du point de vue de la municipalité que du côté des catholiques qui pourraient peut-être entreprendre une campagne de presse où on établirait une coïncidence entre le gouvernement actuel et la subvention qui nous serait accordée" (R. Hirschler à Alfred Wallach 12 mars 1937).

Parmi les antisémites (Vallat, Joseph Massé, Louis Biétrix, etc.), beaucoup préfèrent Hitler à Léon Blum comme Salomon-Kœchlin : "mieux vaut mille fois, pour un peuple sain, la férule d’un Hitler que la verge d’un Léon Blum". D’autres antisémites prônent davantage des mesures légales et un statut juridique. Ils veulent dissocier une nationalité juive de la nationalité française, sans faire de différences entre les israélites depuis longtemps intégrés et les nouveaux arrivés. Ils ne ménagent pas non plus les anciens combattants juifs, tout en sachant que la communauté juive a perdu presque une génération dans la Grande Guerre. Ces propositions visent à interdire les organisations juives telles que l’Alliance israélite universelle ou la Ligue Internationale contre l’antisémitisme. Les plus extrémistes veulent interdire le travail aux juifs, ce qui en somme rejoint l’idée de les expulser, puisque ces derniers sans travail seraient obligés de partir. Ils veulent limiter les activités exercées par les juifs dans la presse, la banque, l’industrie, le commerce, les professions libérales, la culture et le spectacle. Des groupes de théoriciens antisémites demandent aussi la confiscation des biens des juifs.

En 1936 éclate une affaire qui a un énorme retentissement en Alsace-Lorraine : on prête au gouvernement du Front populaire l'intention de modifier le régime de la scolarité dans cette province. Il s'agirait de prolonger la fréquentation de l'école et d'imposer des programmes identiques à ceux du reste de la France, tout en poursuivant l'enseignement religieux, qui avait été maintenu après la Grande Guerre. Une flambée de violence antisémite déferle alors. Dans une lettre écrite le 12 mars 1937 à La Tribune juive, le directeur général des œuvres du diocèse de Strasbourg affirme :
"Les catholiques ne sont pas antisémites... mais nous constatons avec indignation qu'à chaque fois que notre statut religieux est attaqué depuis 1918, un Juif athée à la Georges Weil, Grumbach, etc., se trouve dans les coulisses. Aujourd'hui ce sont MM. Blum et Zay, Blumel et Moch. Nous ne nous inclinerons jamais devant la dictature d'une minorité, celle des Juifs athées." La presse catholique se déchaîne contre ce "malodorant marchandage de Juifs. Le peuple croyant s'opposera avec la plus farouche énergie à ce que les mains d'un Juif athée enlèvent les crucifix de nos écoles". Des manifestations antisémites éclatent en 1937 à Mulhouse et à travers toute l'Alsace-Lorraine contre les juifs, qui soumettent la terre de France à la domination du Talmud "dans ses pires applications".
Freddy Raphaël, Les Juifs d'Alsace et de Lorraine de 1870 à nos jours, pp. 114-115

La requête du Député Wallach

Dans le cadre de ses fonctions, René Hirschler échange une correspondance régulière avec le député de Mulhouse, Alfred Wallach, auquel il demande son soutien pour les besoins de la communauté, ainsi que pour l'aide aux réfugiés juifs venus d'Allemagne . A. Wallach est un industriel spécialisé dans le domaine des tissus imprimés qui est élu député de Mulhouse en 1932 et siège à la Chambre comme Indépendant de gauche. A priori tout le sépare du rabbin Hirschler : il est son aîné de plus de vingt ans, il ne fréquente pas la synagogue, mais les deux hommes coopèrent intensément pour servir les Juifs de leur ville.

Réponse du Rabbin Hirschler

Le Rabbin Hirschler au Monument National de l’Hartmanswillerlkopf qui commémore le souvenir
des soldats tombés au champ d'honneur pendant
la première guerre mondiale.
3 mars 1937    

Mon cher Député,

Je ne connais pas M. Raymond Postal (1). Par le même courrier je fais une demande de renseignement au Centre de Documentation qui a été institué par les membres du Consistoire Central des Israélites de France que je prie de vous envoyer directement ces renseignements. Je ne sais toutefois si on pourra vous les faire parvenir à temps. J'ai l'impression, peut-être fausse, par la façon dont le questionnaire est rédigé que l'intention de M.P. est suspecte.

Puisque vous voulez bien me demander mon avis concernant ce questionnaire, le voici :

  1. L'Alsace ne peut guère être donnée en exemple d'entente entre Juifs et chrétiens. Du fait que depuis le moyen-âge, les Juifs y ont vécu de façon persistante que la situation qui leur était faite les dénonçait au mépris et à la méfiance de leurs voisins ; que ces préventions n'ont pu cesser au long du XIX° siècle, puisque les Juifs ne pouvaient d'un moment à l'autre, vivant dans des villages, changer le genre de leurs occupations et que l'on ne faisait rien ou peu de choses pour les en faire changer ; du fait que l'Eglise y est restée très puissante et que les prêtres n'ont pas manqué de maintenir ces préventions ; du fait que l'Alsace n'a pas suivi l'évolution de l'autre France pendant l'occupation allemande et que bien au contraire les Juifs y ont subi comme dans le reste de l'Allemagne une diminution de leurs droits ; du fait enfin que par toutes ces raisons, et à cause de leurs établissements massifs en un même point, ils conservèrent une vie sociale particulière, se fréquentant plus particulièrement entre eux, ayant l'impression qu'ils étaient surtout tolérés et souvent repoussés.

    Pour toutes ces causes, les Juifs restent en Alsace à leurs yeux et aux yeux des autres des gens à part. Si bien que pour un Juif qui vient de l'intérieur comme ce fut mon cas, il y a là un phénomène fort curieux et inattendu.

  2. Cet état de choses favorise le développement de toute campagne antisémite dans le pays. Et aujourd'hui, la proximité de l'Allemagne Hitlérienne, les émissions de postes allemands qui sont très écoutés, la diffusion de la psychose antijuive dans tous les pays de langue et d'influence germaniques permettent aux agitateurs politiques de trouver un terrain particulièrement favorable.

  3. Je suis persuadé qu'à l'intérieur de la France, une petite minorité de français lie la question Juive à problèmes spécifiquement politiques et sociaux. Par contre en Alsace, l'argumentation des meneurs trouve un terrain trop bien préparé pour ne pas remporter de succès.
    Il est en effet à remarquer que l'antisémitisme actuel; en Alsace comme partout ailleurs actuellement, n'est pas religieux, mais politique et social. Les prêtres antisémites eux-mêmes se placent sur le terrain politique et social.

    L'habitude n'est pas encore assez acquise ici de considérer les Juifs comme des citoyens au même titre que les autres. Avant qu'ils soient citoyens on veut qu'ils soient Juifs et c'est pourquoi on leur reproche l'attitude que prennent certains d'entre eux, dans les campagnes politiques, sans s'apercevoir que dans leur grande majorité, les Juifs par leur situation de bourgeois seraient plus enclins à se mettre du côté des partis de conservation sociale. D'ailleurs, ces bourgeois eux-mêmes se trouvent devant un problème de conscience et de sauvegarde, lorsqu'il s'agit de prendre parti. Ils ne voudraient pas être du côté révolutionnaire, mais ils savent que de l'autre côté on ne peut pas renoncer aux préventions ataviques acquises et maintenant renforcées que l'on a contre eux.

    Et s'ils votent à gauche le plus souvent, c'est par réaction contre les menaces d'antisémitisme. Je constate le fait. C'est encore là ce qui distingue que Juifs d'Alsace de celui de l'intérieur : celui d'Alsace ne vote pas nécessairement selon son opinion spécifiquement politique ou selon sa classe, il vote contre eux qui représentent pour lui, Juif, un danger. Lorsqu'on lie la question Juive à la question politique en Alsace, chez les Juifs comme comment chez les autres, c'est à cause d'un malentendu profond. Et l'on se trouve devant un véritable cercle vicieux.

  4. Je n'en suis pas moins persuadé que ces rapports peuvent évoluer vers un mieux sensible. Les rapports individuels de Juifs à chrétiens sont le plus souvent cordiaux. Les rapports entre les membres du clergé et moi sont excellents en général, surtout du point de vue protestant. M. le Pasteur Dombre m'a invité en 1929 à faire une causerie à l'Union Chrétienne des Jeunes Gens, de mon côté, je l'ai invité à faire une conférence à la société Chema Israël en 1930. Lors du centenaire du Temple Français, le Président du Consistoire Protestant, en réponse à un télégramme que nous lui avions adressé, nous a fait parvenir une lettre fraternelle.

    Cependant certains fait ne sont pas pour faciliter de tels rapports : les excès de langage de la presse catholique à propos de la question de scolarité, aussitôt qu'elle a éclaté, par exemple ; ou ce qui est encore plus fâcheux, l'attitude de la jeunesse dans certains établissements d'enseignement, en rapport avec l'excitation politique générale il y a là un nuage qui peut un jour devenir dangereux.

Je vous ai répondu, Monsieur le Député, en toute objectivité. Vous avez mon opinion et vous pouvez disposer de celle-ci comme vous l'entendez.

Note :

  1. Raymond Postal (1898-1973) est un écrivain né en Normandie qui se passionne pour le problème de la réintégration de l'Alsace dans la communauté française. Il consacrera trois volumes à ce thème : Alsace 1924, Le roman de l'Alsace (1927), Explication de l'Alsace (1933). En 1937 il participe à un ouvrage collectif, Les Juifs, sous la direction de Daniel Rops, et c'est sans doute dans le but de rédiger sa collaboration qu'il diffuse le questionnaire quel il est fait allusion dans la correspondance de A. Wallach et de R. Hirschler.
    Après la parution de l'ouvrage, l'article de Raymond Postal fera l'objet d'une critique acerbe dans La Tribune Juive du 24 décembre 1937. Il est accusé de reproduire sans sourciller "les mensonges et calomnies répandus contre nous par les propagandistes stipendiés de la haine antijuive". Il reprend même à son compte des argument tirés du Franciste, feuille hitlérienne.
    On voit donc que la suspicion du Rabbin Hirschler était fondée !


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