DE LA DESTRUCTION
DES JUIFS A STRASBOURG,
EN L'ANNEE 1349.
Monsieur le Chevalier de KENTZINGER, Maire de Strasbourg


Un événement monstrueux a souillé quelques pages de l'histoire de nôtre ville, dans des temps à la vérité très-éloignés de nous ; mais le souvenir n'en est pas moins affligeant. Nous voulons parler de la destruction par le feu de la presque-totalité des juifs qui habitaient Strasbourg dans l'année 1349, époque d'ailleurs si déplorable pour eux dans une grande partie de l'Alsace et de l'Allemagne. Au surplus, la révolution nous a appris à ne pas juger les nations par les crimes commis dans leur sein : quelques révoltés audacieux et sans nul frein ont pu entacher leur patrie d'un forfait exécrable, sans imprimer à la masse entière des bons citoyens le caractère de réprobation que la postérité leur réserve.

Plus de deux siècles avant le déplorable événement dont il est question, des fanatiques avaient parcouru l'Allemagne pour prêcher l'entière extirpation des juifs ; et vers l'époque dont nous avons à parler, un gentilhomme de la Franconie, dont le frère avait été tué par des Israélites, cria haro contre eux dans diverses contrées de l'Allemagne et fit d'assez nombreux prosélytes.

Il n'en fallut pas davantage pour exalter la tête d'un cabaretier de la haute Alsace, auquel on donna le nom d'Armleder, parce qu'il portait à son bras une espèce de bracelet de cuir. Son irritation contre les juifs tenait de la démence : il prétendait , et il paraissait en être convaincu, que Dieu lui avait apparu, et que, d'après ses commandemens il devait user de tous les moyens qui étaient en lui , pour faire massacrer les juifs sans nulle pitié, et venger ainsi le fils de Dieu que cette nation avait fait mourir sur la croix.

Armleder se forma une véritable armée de tous les partisans qu'il parvint à enrôler. Soit que les uns fussent fermement persuadés qu'ils se rendraient agréables à Dieu en égorgeant les juifs, que d'autres fussent animés de vrais ressentimens contre ces derniers, dont l'usure avait détruit leurs moyens d'existence ; soit que quelques-uns, noyés de dettes, ne connussent plus d'autre moyen de se libérer, et que la dépouille des juifs fût d'ailleurs un appât très-séduisant pour plusieurs, leur force s'accrut au point que , dirigés par Armleder, ils parcoururent toute l'Alsace , égorgeant tous les juifs qui tombaient en leur pouvoir. Ils entrèrent même dans plusieurs villes et villages de l'Alsace, et massacrèrent plus de quinze cents de ces malheureux dans les seules villes de Rouffach et d'Ensisheim, où les juifs avaient pensé que leurs jours seraient en sûreté.

Un grand nombre d'entre eux s'étaient réfugiés dans Colmar : Armleder menaça la ville d'un siège, si elle ne les mettait en son pouvoir. Colmar fut heureusement délivré par la présence de l'empereur Louis, qui mit l'armée d'Armleder en déroute, et en força les débris à se retirer en France.

Berthold , évêque de Strasbourg, fit également des dispositions très-sérieuses pour prévenir les progrès du mal : il forma avec plusieurs seigneurs trés-puissans une confédération dont les efforts devaient être dirigés contre ces fanatiques ivres de sang ; et ses mesures produisirent autant d'effet que l'état des choses pouvait le permettre.

Une circonstance infiniment désastreuse aggravait le mal que les bons esprits s'efforçaient de combattre. Une grande partie de l'Europe était ravagée à la même époque par une peste horrible qui s'était d'abord manifestée le long de la mer, où elle avait
dépeuplé plusieurs villes ; avait gagné Naples et Marseille, de là la Savoie et la Suisse ; était venue désoler l'Alsace, et Strasbourg particulièrement , puisqu'il y périt au-delà de seize mille personnes. Le fait est attesté par plusieurs écrivains, et surtout par Hertzog, auteur de la Chronique d'Alsace.

Dans la disposition où étaient les esprits , on parvint facilement à leur persuader que les juifs avaient empoisonné les puits et les fontaines : peu d'entre eux périssaient de la contagion, et quelques auteurs observent qu'ils ne s'abreuvaient que d'eau de rivière , en ajoutant que les connaissances qu'ils avaient acquises des Arabes versés dans la médecine, les avaient portés à s'abstenir de l'eau des fontaines et des puits, parce que plusieurs tremblemens de terre que l'on avait ressentis avant la peste, avaient introduit dans les sources des parties infectes et de nature contagieuse.

L'irritation était à son comble. A Berne, plusieurs juifs mis à la torture, voulant sans doute s'épargner des tourmens ultérieurs , s'avouèrent coupables du crime qu'on leur imputait , et furent massacrés. Partout où ces actes de barbarie s'exerçaient , on écrivait aux autres villes, pour les porter à la même férocité. A Bâle le peuple força ses magistrats de jurer qu'aucun juif de la ville ne serait épargné. Le mal gagnait en raison des ravages dela peste , et ce fut à Strasbourg surtout que celle-ci fit les progrès les plus effrayans.

L'ammeistre alors en régence, Pierre Schwarber , et les deux stettmeistres, Sturm et Conrad de Winterthur, firent les plus grands efforts pour détourner le peuple de Strasbourg des excès auxquels il paraissait disposé à se porter contre les juifs. Ils lui représentèrent que cesderniers étaient sous la protection de la ville, protection dont elle avait accepté le prix ; que la ville ne pouvait violer ses engagemens, à moins qu'on ne pût démontrer que les juifs étaient vraiment coupables des crimes dont on les accusait. Ces remontrances, bien loin d'apaiser les esprits, augmentèrent l'acharnement, et quelques-uns des mutins poussèrent l'outrage jusqu'à dire que les chefs du magistrat s'étaient laissé corrompre par l'or des juifs. Enfin, le lundi 10 Février après midi, tous les corps de métiers, dont les tribus étaient au nombre de vingt, armés et précédés de leurs bannières, se réunirent devant l'église cathédrale, lieu ordinaire des rassemblemens de la bourgeoisie, avec la ferme résolution de parvenir à leurs fins les armes à la main.

L'ammeistre et les deux stettmeistres se rendirent eux-mêmes sur les lieux, et, après quelques représentations vraiment paternelles, et la promesse d'entendre et d'examiner leurs doléances le lendemain matin devant le sénat réuni, les tribus se retirèrent en paix, à l'exception de celle des bouchers, qui s'obstina à rester sous les armes devant la cathédrale et parvint même à ramener les autres tribus. Alors, toutes les exhortations des magistrats furent impuissantes : on leur notifia que l'on était fatigué d'eux et de leur gouvernement, dont on modifierait plusieurs statuts. La résolution du peuple paraissant inébranlable, les deux stettmeistres donnèrent leur démission. Une nouvelle réunion, composée de députés du peuple, arrêta plus tard que tout le magistrat en corps serait tenu de se démettre de ses fonctions.

L'ammeistre Schwarber , qui par ses rigueurs et ses prétentions avait fourni des griefs particuliers contre sa personne, en même temps que le peuple l'accusait d'avarice et de quelques actes peu équitables, refusa de donner sa démission, et de délier le peuple de son serment de fidélité et de soumission, ainsi que l'avaient fait les stettmeistres ; il exigea la preuve des faits qu'on lui imputait. Mais le stettmeistre Sturm lui représenta qu'il n'avait rien de mieux à faire que de suivre son exemple et celui de son collègue, et Schwarber se démit enfin de sa place.

Les bourgeois passèrent toute la nuit sur la place de la cathédrale. Le mardi matin le magistrat entier fut dissous, et on procéda de suite à une nouvelle élection. On régla en même temps que chacun des quatre stettmeistres régnerait pendant trois mois seulement, que l'ammeistre resterait en fonctions pendant un an, et qu'à l'expiration de ce délai ils seraient remplacés tous les cinq au moyen d'une nouvelle élection.
Le premier ammeistre élu en exécution de ce nouveau règlement fut un boucher nommé Betschold.

Le mercredi , les magistrats nouvellement élus prêtèrent leur serment entre les mains des représentans de la bourgeoisie, et celle-ci remplit la même obligation le lendemain. Le vendredi on prononça l'exil indéfini de l'ammeistre Schwarber, et la confiscation, au profit des nouveaux magistrats, d'une somme de trois mille quatre cents florins, formant la moitié de sa fortune. Comme cette disposition se conciliait peu avec la délicatesse ou, pour mieux dire, avec la conscience de ces magistrats, presque tous remirent leur part à la fondation de l'église cathédrale ou à d'autres établissemens pieux ; quelques-uns la restituèrent à Schwarber, qui s'était retiré à Benfeld. Les anciens stettmeistres eurent la permission de rester à Strasbourg, mais ils furent déclarés inéligibles pendant dix ans.

Dans cette même journée du vendredi 14 Février se décida le sort des malheureux israélites, qui , en attendant, avaient été réunis et gardés à vue dans la rue des Juifs, qu'ils habitaient particulièrement. On ne se donna pas la peine d'examiner les griefs qui étaient établis à leur charge : le nouveau magistrat n'était composé que de leurs ennemis les plus acharnés. Il fut décidé d'une voix unanime que tous les juifs qui ne se feraient pas baptiser immédiatement, seraient brûlés vifs.

Alors on se précipita dans leur rue, on enleva ces infortunés sans distinction d'âge ni de sexe ; on les traîna sur leur cimetière, qui était sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui l'hôtel de la préfecture, et sur lequel on avait construit une immense baraque en planches ; on y mit le feu aux quatre coins, après y avoir précipité violemment tous ceux qui se refusaient au baptême : plusieurs d'entre eux se soumirent à l'abjuration et conservèrent la vie.

D'après la Chronique de Kœnigshofen, Strasbourg renfermait à cette époque environ deux mille juifs. Wencker, auteur d'une autre chronique, n'en porte le nombre qu'à dix-huit cents : il ajoute que neuf cents périrent dans cette affreuse catastrophe, et que les autres sauvèrent leur vie en recevant le baptême.

La vérité est que, pour rendre les derniers momens de ces infortunés plus douloureux encore, on administrait sous leurs yeux le baptême à leurs enfans, après les avoir arrachés violemment des bras de leurs mères.

Tous les titres, toutes les créances des juifs à la charge des chrétiens, furent réunis et jetés dans le feu ; ceux qui ne purent être découverts furent déclarés nuls. Les effets et l'argent comptant des juifs furent partagés entre les diverses tribus de la ville.

Les maisons n° 30 et 31 de la rue des Juifs, et particulièrement celle de la famille de Rathsamhausen, se trouvent sur l'emplacement qu'occupait la synagogue des juifs, qui fut démolie de suite, et remplacée par une chapelle dédiée à St. Valentin, parce que c'est le jour de la fête de ce Saint que les juifs furent traités d'une manière aussi barbare ; et certes l'action était assez atroce pour réclamer l'expiation la plus solennelle.

On avait résolu que pendant cent ans il ne serait reçu aucun juif dans Strasbourg ; mais, la peste ayant singulièrement affaibli la population, la diminution des revenus publics força plus tard le magistrat de se relâcher de la rigueur de ces mesures , et dès l'année 1368 il admit à la résidence six familles juives, qui se multiplièrent de jour en jour. Leur nombre était déjà sensiblement accru, lorsqu'en 1388 ils se firent chasser derechef, par suite d'une trahison tramée à l'avantage du duc de Bourgogne, avec lequel la ville se trouvait en guerre, et aux intérêts duquel ils s'étaient dévoués.

Il paraîtra étonnant qu'on ait pu commettre un acte aussi révoltant que celui dont nous venons de parler, sans être retenu par la crainte de l'animadversion du chef suprême de l'Empire. Mais, outre que le magistrat s'était hâté de former une ligue avec plusieurs États plus ou moins puissans, pour se mettre à couvert des justes ressentimens de l'empereur, harles IV, nouvellement élu , n'était pas encore suffisamment établi sur son trône et se voyait contraint à des ménagemens particuliers à l'égard des États de l'Empire. Toutefois il crut ne pouvoir pas se dispenser d'adresser de vifs reproches au magistrat de Strasbourg , et, sur les réponses assez véhémentes de celui-ci, l'empereur écrivit derechef pour pardonner tout ce qui avait été fait contre les juifs , soit dans leurs biens, soit dans leurs personnes.

Cependant le peuple ne tarda pas à s'apercevoir que le renouvellement trop fréquent de ses magistrats, qu'avaient prescrit les statuts arrêtés .en 1349, donnait ouverture à de grands inconvéniens ; néanmoins cet état des choses se perpétua jusqu'en 1372 , où il fut décidé que les quatre stettmeistres et l'ammeistre resteraient en fonctions pendant dix ans, et que le sénat seul serait renouvelé tous les ans. Ce même statut fut encore aboli dès la fin de la première année ; et on en revint. encore une fois à ce qui avait été réglé en 1349.

Ce fut aussi en 1372 que le magistrat voulut fixer la situation politique d'un grand nombre de nobles qui habitaient Strasbourg , lesquels se reconnaissaient bourgeois lorsqu'il s'agissait de partager les avantages attachés à cette qualité, et se disaient simples habitans, vivant à leurs frais et dépens, comme tout étranger , lorsqu'il était question de supporter quelques charges publiques. Le magistrat publia un édit par lequel il accorda un mois de délai à tout gentilhomme pour prêter serment en qualité de bourgeois, ou pour se tenir éloigné de la ville pendant dix ans. La plupart des nobles se soumirent à cette mesure en prêtant le serment de bourgeois. Il y eut résistance ouverte de la part de Jean Erb, gentilhomme jouissant d'une certaine considération : forcé de quitter la ville, il se réunit à un autre noble qui se trouvait- dans le mêmo cas , Burckhart de Binstingen. Ils joignirent leurs forces, assaillirent et tuèrent tous les bourgeois de Strasbourg qu'ils trouvaient au dehors, et portèrent leurs entreprises jusqu'à attaquer le château de Herlisheim , qui appartenait à Eppe de Hattstadt , autre gentilhomme , aggrégé à la bourgeoisie de Strasbourg. Ils s'en rendirent maîtres, et tout fut livré au pillage. Les bourgeois de Sélestat , informés de l'entreprise , marchèrent au secours du seigneur de Herlisheim ; ils furent bientôt joints par ceux de Strasbourg. Le château fut repris d'assaut, et cinquante-six partisans d'Erb et de Binstingen furent faits prisonnier et conduits à Strasbourg. Trois d'entre eux furent rompus vifs ; on en pendit seize, et trente-quatre furent décapités. Jean Erb, qui avait trouvé le secret de se réconcilier avec la ville, en se soumettant à un exil de dix ans , fut tué quelques temps après par un gentilhomme de ses ennemis.




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