Actes antisémites en Alsace : des explications multiples
Freddy Raphaël

Propos recueillis par Anne-Camille Beckelynck pour les Dernières Nouvelles d'Alsace (05 janvier 2020)
avec l'autorisation de l'auteur


Que vous évoque l’augmentation significative en Alsace d’actes de haine, majoritairement antisémites ?

© Claude Truong-Ngoc
Tout d’abord, ce qui me frappe dans les dernières profanations en Alsace, ce sont les références. À Westhoffen et Quatzenheim, on voit l’expression d’une idéologie structurée. La référence au nazisme, avec les croix gammées, est évidente. Et il y a aussi des références au suprémacisme blanc qui renvoient à une idéologie construite, ancrée. En revanche, ce que l’on sait de ce qui s’est passé dans la région de Wissembourg fin décembre (des tags antisémites et anti-migrants sur des bâtiments à Wissembourg et dans quatre villages voisins) ressemble plus à une éructation de haine, à une mise en scène d’une détestation, avec un discours beaucoup plus incohérent. Ce sont deux phénomènes qui, je pense, n’ont pas les mêmes origines. Dégradation économique, peur du déclassement et discours méprisants, "génèrent chez certains le besoin d’exprimer une détestation"


On a vu à Quatzenheim que les auteurs de la profanation ont tagué des références aux Loups noirs alsaciens et à la théorie du "plan Kalergi". À Westhoffen, profanation très similaire à celle de Quatzenheim, une inscription faisait référence à une phrase d’un théoricien du suprémacisme blanc membre du Klu Klux Klan. Que pensez-vous de cette intrication de références locales et "globales" ?
Cela ne me semble pas étonnant. On s’appuie sur un vieux fond local que certains ont entretenu et on le ravive avec les théories fascisantes du suprémacisme blanc qui agitent le fantasme de l’invasion de l’étranger.

L ’augmentation significative, ces derniers temps, des actes de haines comme ceux-ci, a-t-elle selon vous une explication ?
Au contraire, je tiens à insister sur le fait que je n’ai aucune interprétation définitive et univoque de ces faits. Je ne dispose pas d’informations qui me permettent d’en tirer une explication scientifique. Les phénomènes de ce type sont des phénomènes complexes avec des explications multiples, on ne peut pas et on ne doit pas les enfermer dans un schéma univoque.
Il y a une situation globale qui n’est pas propre à l’Alsace : le désir de mettre en scène le refus de l’état du pays et de la société, un refus du désordre établi. Il y a un sentiment très profond de déclassement des classes moyennes, des disparités sociales qui ne cessent de se renforcer, et à cette dégradation économique se sont ajoutés des signes de mépris : s’entendre dire par le président de la République qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail, par exemple, est perçu comme un mépris inacceptable. Tout cela génère chez certaines personnes le besoin d’exprimer une détestation.
L’histoire ne se répète peut-être pas, mais je pense qu’elle bégaie. L’idéologie nazie a pu prospérer dans la société non pas du fait du prolétariat mais du fait des classes moyennes qui étaient bloquées de toute perspective d’ascension sociale et craignaient un déclassement. On le constate aussi aux États-Unis : le racisme permet à l’homme humilié d’avoir la sensation de se redresser.
Il y a aussi le fait qu’il a fallu très longtemps pour que la France accepte de se confronter à son passé, relativement proche, de la seconde guerre mondiale. La France s’est présentée avant tout comme une nation victime, captive, et donc non responsable de ce qui a été commis pendant la guerre, notamment vis-à-vis de la communauté juive, et ce phénomène est exacerbé en Alsace. En Alsace, on a cultivé très longtemps, et on le fait encore partiellement, un sentiment de victimisation, et donc d’absence de responsabilité.
Une partie de la population alsacienne a consenti au nazisme, parfois avec ferveur. Une autre a eu vis à vis des juifs une attitude d’ouverture, des gens ont pris des risques.


Comment résumeriez-vous l’histoire de la présence juive et de l’antisémitisme en Alsace, sujets sur lesquels vous avez beaucoup travaillé ?
L’Alsace ne peut pas, dans son rapport aux "étrangers" en général et aux juifs en particulier, être enfermée dans un essentialisme qui ferait de l’Alsace un pays de rejet de l’autre. Il faut absolument refuser tout essentialisme. Ce serait enfermer l’Alsace dans une histoire unique de la même façon qu’on a enfermé les juifs dans une image unique. L’Alsace a une histoire et une culture singulières, celles d’un pays des marges, de l’entre-deux. Cette culture se caractérise à la fois par, à certains moments, une culture d’accueil, et à d’autres moments par des tentatives d’éradication.
Beaucoup de juifs ont trouvé refuge en Alsace aux 13ème et 14ème  siècles, invités par des évêques qui ont fait appel à eux pour des raisons très intéressées : les princes évêques ont utilisé les juifs car ils avaient le droit de pratiquer le prêt d’argent. Ils n’avaient pas le droit d’être artisans ou de travailler la terre, mais ils étaient nécessaires au développement de l’économie. À d’autres moments, les juifs ont servi d’éponge à finance. Ils étaient exclus de l’artisanat, et la classe bourgeoise montante a pressé l’éponge pour qu’elle vomisse l’argent qu’elle avait "accumulé".
On retrouve la même attitude contrastée avant et pendant la seconde guerre mondiale. Une partie de la population a consenti au nazisme et a accueilli parfois avec ferveur les ligues fascisantes nationalistes qui venaient faire leur marché en Alsace.
En 1937-1938, des magasins de la Grand-rue à Strasbourg ont été pillés, tagués, leurs vitres brisées, par les relais alsaciens de ces ligues fascisantes. Ce consentement au nazisme a débouché, au début de la guerre, sur un lâche abandon des juifs, y compris les voisins avec lesquels on avait vécu jusque-là portes grandes ouvertes pendant des années. Des enfants n’avaient plus le droit de jouer ensemble sous prétexte que l’un d’eux était juif ; ça, je l’ai vécu.
Mais il y a eu au même moment des gens qui ont voulu aider, des attitudes d’ouverture, d’hospitalité. On a vu de simples ouvriers accueillir dans leur deux-pièces une femme juive et ses deux enfants. Des gens ont pris des risques. Pour ma part, j’ai vécu comme enfant caché : j’étais enfant de chœur, un prêtre m’a fait un certificat de baptême alors que je n’avais pas été baptisé. Pour me protéger, on m’a déguisé catholique sans aucune tentative de me convertir.


Comment expliquez-vous que la plupart des actes antisémites en Alsace (la moitié des profanations et 80 % des tags) touchent surtout le Bas-Rhin ?
Je n’ai aucune explication scientifique ou historique. Mais il y a une densité plus grande de traces de l’histoire juive (cimetières et synagogues ruraux), parce qu’il y avait plus de présence juive, dans le Bas-Rhin que dans le Haut-Rhin. C’est le principe de la proximité et du rejet.
L’un de mes maîtres, le sociologue Georg Simmel (1858-1918) qui a enseigné à Strasbourg, explique que le juif est considéré comme un étranger parce qu’il est "le différent le plus proche".


Peut-on constater le même phénomène de dégradations haineuses en Allemagne ?
Dans l’espace rhénan voisin de l’Alsace on le constate beaucoup moins qu’ici. Mais on voit les mêmes phénomènes d’expression de haine se produire dans les Länder de l’ex Allemagne de l’Est, avec un réveil identitaire où l’on exalte le nazisme. En Allemagne de l’Est on a beaucoup moins travaillé sur le passé nazi : on a fait porter toute la responsabilité des atrocités commises au parti nazi et à ceux qui l’ont suivi, mais il n’y a pas eu le même travail collectif qu’en Allemagne de l’Ouest. Et l’intégration de l’Allemagne de l’Est à la RFA s’est faite au prix d’une certaine humiliation et de la disparition d’une grande partie du tissu social.


Quelles solutions imaginez-vous ?
Moins que jamais on n’a le droit de baisser les bras. Il faut résolument affirmer une culture et une histoire, et valoriser l’histoire et la culture alsaciennes de l’entre-deux, expliquer que la situation de l’Alsace aux confins de deux cultures a provoqué une histoire douloureuse mais cet entre-deux a permis le rapprochement des mondes culturels français et allemand.
Il faut développer des initiatives. Le Mois de l’Autre (créé par la Région Alsace et perpétué par la Région Grand Est, ndlr) devrait devenir l’Année de l’autre et ne pas concerner uniquement l’enseignement scolaire mais aussi aller vers les adultes en développant le dialogue et la connaissance de l’autre de toutes les façons possibles. Face à ces flambées de haine il faut qu’il y ait des lieux de rencontre, de dialogue.
Il ne faut surtout pas baisser les bras, ne pas tomber dans une paralysie stérile. Il ne faut pas être comme la femme de Loth qui, dans le mythe biblique, fuit Sodome en flammes mais se retourne pour la regarder brûler et est transformée en statue de sel. Il ne faut pas se laisser paralyser.

La référence incessante à une Alsace victime des nazis a occulté le souvenir de ses compromissions
Freddy Raphaël a été interrogé par Le Monde (13 mai 2004) à propos de la profanation du cimetière d'Herrlisheim, Haut-Rhin
avec l'autorisation de l'auteur

Lire aussi d'autres articles de Freddy Raphaël
sur l'antisémitisme :
Pourquoi l'Alsace ? Pourquoi cette région française à l'histoire si singulière est-elle, davantage sans doute que d'autres, en proie à l'antisémitisme ? C'est dans les "cicatrices de la mémoire" qu'il convient de chercher des réponses à cette question, selon le sociologue strasbourgeois Freddy Raphaël. Pour les juifs, installés en Alsace depuis plusieurs siècles, les moments cruciaux de cette mémoire récente se jouent au début de l'année 1940 : avant même l'arrivée des nazis et le rattachement au Reich, la confiance forgée au fil du temps entre les israélites et les autres Alsaciens depuis l'émancipation permise par la Révolution, vole brutalement en éclats. "J'avais trois ans, se souvient l'universitaire, et des gamins de mon âge ont soudain eu interdiction de jouer avec moi."

Pour Freddy Raphaël, "cette espèce de lâchage reste dans la mémoire juive comme un traumatisme indépendant du nazisme". Un traumatisme réactivé à la Libération. Certains des juifs alsaciens qui ont survécu aux persécutions rentrent alors dans leur région d'origine après avoir été évacués dans le reste de la France. "Ce qui s'est passé à leur retour, personne n'en parle jamais. Or ce silence est à la base de ce qui se produit aujourd'hui dans les cimetières juifs, affirme le sociologue. La réalité est qu'on a alors fait sentir aux juifs qu'ils étaient de trop, qu'on pensait qu'ils ne reviendraient pas. Certains ont d'ailleurs eu du mal à récupérer leurs biens. L'incertitude était telle que les juifs ont longtemps hésité à reconstruire une synagogue à Strasbourg. La communauté se demandait si un avenir commun était encore possible."

Deux attitudes parallèles ont alors dominé parmi les Alsaciens, qui structurent toujours la réalité : tandis que les milieux chrétiens engageaient une réflexion profonde à la fois sur la culture juive et sur les conditions qui avaient permis au régime nazi de fonctionner localement, s'imposait une politique visant à occulter toute réflexion sur les responsabilités, et à affirmer la posture d'une Alsace victime, notamment avec ses 130 000 enrôlés de force dans les armées du Reich (les "malgré-nous"). "Les autres douleurs, comme celle de la Résistance, n'avaient pas droit de cité, elles étaient même devenues embarrassantes, analyse Freddy Raphaël. Il n'y a donc pas eu de véritable travail d'éducation des adultes sur le sens qu'avaient eu les compromis avec l'idéologie de la droite extrême. Cette position victimaire d'une Alsace incomprise qui n'a pas de compte à rendre, ce refus des autres souffrances, a conduit à la banalisation des déprédations commises dans les cimetières juifs." Dans les localités rurales où ils sont situés, à l'écart de villages où toute vie juive a disparu et où les synagogues ont parfois été brûlées par les nazis, comme à Herrlisheim, les cimetières constituent, paradoxalement, les ultimes traces d'un mode de vie et de rapports aux autres aujourd'hui disparus, insiste le sociologue. "Si la mouvance néonazie peut s'affirmer, c'est que le travail de prise de conscience, d'enrichissement par la culture de l'autre, n'a pas été fait."

Freddy Raphaël n'épargne pas la communauté juive elle-même qui, à l'entendre, "n'a pas du tout été consciente de l'importance de cette mémoire". Il l'accuse d'avoir hésité, à chaque profanation, entre la volonté proclamée de voir les responsables poursuivis, et la tentation de garder le silence "pour éviter la stigmatisation".

Aujourd'hui, déplore l'universitaire, le retour d'un antisémitisme d'extrême droite se conjuguant à l'importation du conflit du Proche-Orient, rend inopérants les discours d'ouverture et ranime les vieilles peurs. Dans le "Juden raus" qui balafre le cimetière d'Herrlisheim, Freddy Raphaël ne peut s'empêcher de lire l'écho des "Morts aux juifs" scandés récemment dans les rues de Strasbourg par les musulmans radicaux qui défilaient derrière Mohamed Latrèche, fondateur du Parti des musulmans de France. Et le spectacle récent d'un jeune beur donnant des coups de pied sur la colonne brisée, dernier vestige conservé de la synagogue de Strasbourg incendiée par les nazis, ne l'a pas rassuré. Sans pour autant lui ôter la conviction de se trouver face à une nécessité urgente : mobiliser le passé "pour construire d'autres rapports entre les hommes d'aujourd'hui".


Traditions Judaisme alsacien Histoire
© A . S . I . J . A .