MEMOIRE JUIVE EN ALSACE
Contrats de mariage au XVIIIe siècle
par André Aaron FRAENCKEL za"l
Strasbourg, éditions du Cédrat, 1997. 1997.

UNE ETUDE SUR LES NOMS DE FAMILLE
DES JUIFS D'ALSACE

Les massacres et les expulsions du quatorzième siècle n'avaient laissé, en Alsace, que fort peu de Juifs dispersés dans des villages et des petites localités qui les toléraient. C'est ainsi que vers 1700, on n'en compte que 3 000 environ, mais en 1784, le dénombrement ordonné par Louis XVI montre que 19 707 Juifs vivent en Haute et Basse-Alsace ainsi que dans la partie du Palatinat qui appartenait alors à la France. Le judaïsme alsacien de l'époque moderne s'est reconstitué au dix-huitième siècle par l'immigration de Juifs venus du pays de Bade et du Palatinat, mais aussi par l'effet d'une très forte natalité interne.

Nous possédons deux types de documents permettant une étude systématique des noms de famille des Juifs d'Alsace. Le Dénombrement de 1784 est un recensement nominatif où figurent, communauté par communauté, les familles juives, le chef de famille, sa femme, les enfants, sans oublier les précepteurs, valets et servantes.

En 1808, sous Napoléon 1er, un décret impérial fait à Bayonne le 20 juillet ordonne : "que ceux des sujets de notre Empire qui suivent le culte hébraïque et qui, jusqu'à présent, n'ont pas eu de nom de famille ou de prénoms fixes seront tenus d'en adopter dans les trois mois de la publication de notre présent décret et d'en faire la déclaration par devant l'officier de l'état-civil de la commune où ils sont domiciliés." Une grande partie des registres de déclaration des noms a été conservée dans les dépôts d'archives du Bas-Rhin et du Haut-Rhin. l'étude de ces registres permet d'obtenir une idée assez précise des familles juives alsaciennes au début du dix-neuvième siècle.

Le Dénombrement de 1784 recense 3 918 familles juives en Alsace dont près de 45 % n'ont pas encore de nom de famille fixe et définitif. Pour ces familles, c'est le prénom du père ou du grand-père qui tient lieu de patronyme. A Neuwiller, par exemple, le chef de la première famille recensée porte le nom de Wolff Isaac, c'est-à-dire Wolff fils d'Isaac, mais l'un des fils marié de Wolff Isaac porte le nom de Moyse Wolff (Moyse fils de Wolff) tandis qu'un autre est inscrit sous le nom de Jonas Isaac et porte donc le nom du grand-père. Ainsi on pourrait trouver des familles où le grand-père, le fils et le petit-fils auraient des patronymes différents, le grand-père s'appellant Isaac Abraham (Isaac fils d'Abraham), le fils Jacob Isaac (Jacob fils d'Isaac) et le petit fils Abraham Jacob (Abraham fils de Jacob).

Parmi ceux qui possèdent déjà, en 1784, un nom de famille, les Lévy et les Kahn représentent 17 % du total des familles, puis viennent les Dreyfuss, Bloch, Weyl ou Weill qui en représentent 13 %. Près de 30 % des Juifs d'Alsace s'appellent donc à ce moment Lévy, Kahn, Bloch, Dreyfuss et Weill (52 % environ de ceux qui ont déjà un patronyme fixe).

25 % portent des noms relativement variés dont nous donnons ici quelques exemples : en Basse-Alsace (qui correspond au département du Bas-Rhin) : Bernheim, Blum, Brunschwig, Franck, Gougenheim, Moch, Netter, Schwob ; en Haute Alsace (qui correspond au département du Haut-Rhin) : Greilsamer, Crotwohl, Haas, Haguenauer, Kintzburger, Norteman, Ulmann.

On peut constater que ces noms de familles sont essentiellement des toponymes, c'est-à-dire des noms de lieu indiquant la provenance immédiate ou lointaine de ces familles. Précisons que Bloch, Dreyfuss et Weill sont également des toponymes. Bien entendu, la plupart de ceux-ci font référence à des localités d'Allemagne : Bamberg, Bernheim, Brunschwig, Gintzburger, Hallbronn, Hemmendinger, etc.

Mais le plus intéressant, c'est que les 45 % des Juifs qui n'ont pas de nom de famille autre que le prénom du père ou du grand-père sont très inégalement répartis. En Basse-Alsace, 63 % environ des familles sont concernées, alors qu'en Haute-Alsace il ne s'agit que de 17 %. Il est possible que les Juifs implantés en Basse-Alsace soient d'installation plus ancienne que ceux de Haute-Alsace.

A partir de 1791, les Juifs d'Alsace vont être reconnus comme citoyens français, mais c'est Napoléon 1" qui va entreprendre leur intégration dans la société française. Il convoque en 1806, à Paris, l'Assemblée générale des Notables juifs, puis le Grand Sanhédrin qui devra ratifier les décisions prises par les notables. Ce sera ensuite, le 17 mars 1808, le décret bloquant pour dix ans toutes les créances des Juifs sur les Chrétiens, particulièrement en Alsace, et enfin, le 20 juillet 1808, le décret obligeant les Juifs à adopter des noms et des prénoms définitifs. On imagine sans peine l'effervescence qui devait régner alors dans les communautés juives d'Alsace et d'ailleurs, les consultations dans les différentes branches d'une même famille et, parfois, une méfiance vis-à-vis de ce qui pouvait être pris pour une nouvelle mesure vexatoire. Durant l'été et l'automne 1808, les Juifs vont se présenter dans les mairies et déclarer adopter définitivement tel nom et tel prénom. Le résultat de ces déclarations est consigné dans des registres faits en double exemplaire. Les formules de déclaration sont presque identiques dans toutes les communes. En voici la présentation habituelle : "Par devant nous, Maire de la commune de Westhoffen, canton de Wasselonne, arrondissement de Strasbourg, département du Bas-Rhin, s'est présenté Abraham Moyse qui a déclaré prendre le nom de Blum pour nom de famille et conserve pour prénom celui de Moyse et a signé avec nous le 9 octobre l808."

Suivent les signatures de Moyse Blum et du maire. Ce Moyse Blum est l'ancêtre d'un futur président du conseil, Léon Blum, dont le père est encore né à Westhoffen.

En règle générale, on peut dire que presque toutes les familles qui possédaient un patronyme fixe avant 1808 l'ont conservé. Font exception à la règle, les Lévy qui, vu leur nombre, et pour pouvoir se distinguer les uns des autres, ont adopté dans certaines communes des noms très divers. A Hegenheim, dans le Haut-Rhin, existaient plus de trente familles Lévy qui vont s'appeler dorénavant : Barth, Bluem, Blum, Judith, Lauff, Léo, Levaillant, Lewall, Leweil, Ley, Layman, Wolff... et même Lévy. A Niederhagenthal, toujours en Haute Alsace, une partie des Lévy se fait inscrire sous le nom de Goetschel. A Wintzenheim (Haut-Rhin), il y a également pléthore de Lévy ; une partie de ceux-ci va adopter le nom de Meyer (prénom d'un ancêtre), d'autres vont porter le nom d'Ebstein (nom de lieu). Une famille Lévy devient Weill et un célibataire, Isaac Lévy, devient Isaac Roth. Mais partout, les Bloch, Dreyfuss, Weill, Brunschwig, Bernheim, Netter etc. restent fidèles aux patronymes en usage dans leurs familles depuis quelques générations.

Selon le caprice du secrétaire de la mairie, ou, en raison de subtiles différences de prononciation, le nom de Lévy sera orthographié Léfi, Léfy, Lévis, Lévy, Lewi, Lewies. Les Weill qu'on retrouve presque dans toutes les localités seront inscrits comme Veil, Veyl, Wail, Weil, Weihl, Weill, Weyhl. Les noms qui reviennent le plus souvent sont Bloch, Blum, Dreyfuss, Klein, Meyer, Marx, Weill (avec toutes ses variantes) sans oublier les Lévy, Kahn et autres Katz. Pour le reste, on trouve une assez grande variété de patronymes dont le total atteint près de 770 en y incluant les localités dont les registres ne nous sont pas parvenus, alors que l'éventail des noms en l1784 ne dépassait pas les 200.

Beaucoup de ces nouveaux noms ont été adoptés par une seule famille dans une seule localité ; souvent, ces familles se sont éteintes dès le milieu du dix-neuvième siècle. Qui se souvient aujourd'hui d'avoir connu des Angelot, des Boberlé, des Hilb ou des Stockfish ?

Comment les familles ont-elles choisi leur nouveau nom ?

Très souvent, ce sont les prénoms portés par le père ou le grand-père déjà décédés en 1808. A Neuwiller, les fils de Wolff Isaac, déjà cités, prennent définitivement le nom de Wolff. Parmi les prénoms usage courant devenus des noms de famille, relevons Abraham, Aron, Auscher, Baruch, David, Elias, Emmanuel, Isaac, Isidor, Jacob, Joseph, Moyse, etc.

Les adaptations en yiddisch ou en allemand des prénoms hébraïques ont également fourni un lot très important de patronymes : Benedick (de Baruch), Cerst ou Gerschel (de Guerchon), Heyman (de 'Hayim). Ceux qui portaient le prénom hébraïque de Issachar avaient toujours un surnom, Baer ou Baerel, "l'ours" (bien que, dans la Bible, Issachar soit comparé à un âne). Ces Baer ont donné des Bernard, Bernhardt, Beer, Berr, Behr, Berne. Un prénom comme Naftaly, comparé dans la Bible à un cerf ou à une biche, donnera d'innombrables Cerf, Hersch, Hertz, Hirsch, Hirschel, Hirtz, Hirtzel. Dans cette catégorie, Juda appelé en yiddisch Leïmé ou Leib (le lion) est à l'origine de très nombreux noms de famille, parmi lesquels Leeman, Lehman, Lion, Léo, Leopold, Lebolt, Leype, Loeb, Loewel, etc.

Certains ont préféré adopter des noms de métiers tels : Ackerman (laboureur), Bauer (paysan), Bendelman (marchand de rubans), Duchman (marchand de drap), Eisenman (marchand de fer), Metzger (boucher), Schmitt (forgeron), Schumacher (cordonnier), Schneider (tailleur).

D'autres ont pris des noms rappelant une particularité physique ou morale, ce seront des Gross (grand), Lang (long), Klein (petit), Rothkopf (rouquin), Ehrlich (honnête), Loyal (nom choisi à Haguenau).

Nombreux sont les noms de famille se référant à l'environnement immédiat qui était le plus souvent rural. Citons dans cette catégorie des Apfel (pomme), Acker (champ), Baum (arbre), Baumgard (verger), Blatt (feuille), Canard, Corbeau, Gans (oie), Korb (panier) et bien sûr les patronymes évoquant la rose : Roos, Rosenwald (forêt de roses), Rosenstiehl (tige de rose), Rosenstrauss (bouquet de roses), Rosenheck (haie de roses)...

Parfois, les noms correspondent à ce que l'on appelait en allemand des Hofname (nom de cour). Des Juifs, habitant des maisons ou des cours portant un nom déterminé, ont parfois adopté comme patronyme ce Hofname. Il n'est pas rare non plus que les Juifs aient des patronymes en usage dans leur commune chez les non-Juifs comme Dolfus, Eberhard, Geisvogel, Glinck, Hilb, Wehrlin, Wohlbrett, etc. Mais qui nous dira pourquoi tel Juif de Zillisheim a choisi le nom de Bramine, tel autre, à Lauterbourg, a voulu s'appeler Domasis et un autre encore, à Mertzwiller a pris le nom de Didimus ? Nous pouvons supposer que dans plus d'une localité, c'est le maire ou son secrétaire qui imposait le nom de son choix au Juif qui n'en pouvait mais... Sinon, comment comprendre qu'un beau jour d'automne 1808, Baruch Lévy entré comme tel à la mairie du village de Kuttolsheim en sort sous le nom de Benoît Philantropos, ou encore, que Kindel David de Haguenau va se transformer en Catherine Volage ?

André Aaron FRAENCKEL za"l , 1984

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