Quelques traits d'humour judéo-alsacien
par André-Marc HAARSCHER
Extrait de l'Almanach du KKL 1980 p. 149-155 - traduction : Alain KAHN

A la mémoire de de mon frère Raymond qui fut un intarissable conteur d'histoires



Conférence donnée à la
Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine
en 1978, qui reprend en grande partie le texte de l'article ci-dessous
Comme tout groupe socio-culturel, les juifs alsaciens cultivaient un humour dont la spécificité tenait d'une part à leur idiome, le judéo-alsacien - le jeddisch-daitsch-, d'autre part à leurs coutumes, surtout religieuses, avec toutes leurs implications, la cacherouth en particulier.
Cet humour, qui n'a que peu de rapport avec le "Witz" allemand ou judéo-allemand que pratiquait si bien un Heinrich Heine, ne s'apparente pas non plus aux histoires du folklore judéo-polonais. Il est surtout fait de bons mots ou de jeux de mots. Il est rarement "bête et méchant" ; i1 n'est jamais vulgaire. Une saveur particulière lui vient, bien sûr, du parler judéo-alsacien lui-même, où se mélangent l'alsacien, le bas allemand et l'hébreu, et dont l'alsacien proprement dit a fait largement son profit, puisque R. Matzen a pu recenser plusieurs centaines d'hébraïsmes dans le dialecte bas-rhinois,
Les quelques histoires que je me propose de rapporter ici sont surtout des réparties tantôt humoristiques, tantôt caustiques, que je tiens de mes parents et grands-parents et dont un certain nombre sont rigoureusement authentiques.

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Dans un village alsacien le jeune Feisel va voir un fermier qui lui doit de l'argent et, ne sachant comment se faire rembourser, raconte que son père est décédé et qu'il a un pressant besoin de recouvrer son dû. Pendant la conversation voilà le père de Feisel qui apparaît au loin et notre Feisel de lui crier :
"Ratz vejivrach ich hab medawert du bisch geniftert" (f… le camp, j'ai raconté que tu étais mort). C'est un exemple typique dont la saveur vient du seul emploi de mots hébreux - à part les verbes auxiliaires ich hab, du bisch - qui ont subi une "germanisation" grammaticale.
Voici une histoire qui repose sur un double jeu de mots :
D'r Schmüle isch Baal-Tekeife (Schaufer blauser) in ere klaane Khille. A paar Tag vor de Yom-Taufem er züm Rewe for die Details von d'r Zeremonie ze bstimme. Inzwische bot awer de Rewe erfahre dass d'r Schmüle gar nim fromm isch, un dass er Hasser un Haas esst. Wie alles sau weit fertig isch, un d'r Schmüle fort wille geïn, rüfft'ne de Rewe noch a Maul zerick un sagt em :
- Horiche, Schmüle, noch eini Queschtion : kenne n'ihr Haas esse ?
- Ob ich Haas kenn esse" sagt d'r Schmüle "sau güt wie a jeder!
Dan gibt em de Rewe zeTschüfe : "
- Nou, wenn Ihr Haas kenne esse, brauche n'r aach nit ze blause !
Samuel est sonneur de Shofar dans une petite communauté. Quelques jours avant les fêtes il se rend chez le Rabbin pour régler les détails de la cérémonie. Entretemps pourtant, le Rabbin avait appris que Samuel n’était plus du tout pieux et qu’il mangeait du porc et du lapin. Quand tout fut réglé et que Samuel voulut partir, le Rabbin le rappela encore une fois et lui dit :
- Ecoutez Samuel, encore une question : pouvez-vous manger du lapin ( = "du chaud") ?
- Oui je peux manger du lapin (ou du chaud), dit Samuel, aussi bien que n’importe qui !
Alors le Rabbin lui fit cette réponse :
- Et bien, si vous pouvez manger du lapin (ou du chaud), alors vous n’avez pas besoin de sonner (ou de souffler [dans le shofar]) !
Il y a là un double jeu de mots, bien entendu intraduisible sur le mot Haas (lièvre) et haas - heiss (chaud) - d'un côté et le mot blause (souffler) - pour refroidir un aliment - et souffler dans le Shofar de l'autre.
L'expression UMBESHRIE - d'ailleurs d'origine allemande - que les Juifs alsaciens ajoutaient régulièrement après toute phrase laudative et qui pourrait se traduire par "sans vouloir me vanter" a donné lieu un jour devant un tribunal avant 1914 au quiproquo suivant : D'r Itzig steit vor ern Richter als Zak fer de Richter fraugt ne : "Wie alt sind Sie ?"
D'r Itzig gibt ze Tschüfe : "Achzig Johr umbeschrie ". D'r Richter verschteït nit un fraugt noch a Maul un d'r Itzig sagt widder : achttig Johr umbeschrie ".
Dan word d'r Richier brauges brielt : "Ich frage Sie züm letzten Mal wie alt Sie sind !"
Züm güte Glick isch d'r Greffier a Yed. Er sagt züm Richter : " Lassen Sie mich bitte die Frage stellen" un fraugt de Itzig : "Wie alt sin er umbeschrie ?" un d'r Itzig sagt : "Achtzig Yobr !"
Isaac se tenait devant le juge lorsque lorsque Zacharie lui demanda pour le juge : "Quel âge avez-vous ?" Isaac lui répondit : “j’ai 80 ans, sans se vanter".
Le juge ne comprit pas et lui reposa la question ; Isaac répondit à nouveau : “j’ai 80 ans, sans s vanter".
Alors le juge se fâcha et s'écria : "Je vous demande pour la dernière fois : quel âge avez-vous ?!"
Heureusement le greffier était juif. Il dit au juge : "laissez-moi s’il vous plaît poser la question". Et il demanda à Isaac : quel âge avez-vous “sans s vanter” ? Isaac répondit : "80 ans".
Parfois l'humour est totalement involontaire, comme cette injonction que j'ai moi-même entendue faire par notre parness à Pfaffenhoffen lors d'un Yomtef : "Es isch hoch verbotte ze ohre !" ("il est hautement interdit de prier") au lieu de "Es isch verbotte hoch ze ohre" ("il est interdit de prier à voix haute").
Voici une réplique qui a été faire à mon père par Leime, un des deux bouchers juifs de Pfaffenhoffen, ils bavardaient ensemble lorsque mon père s'aperçut que Leime avait oublié de fermer sa braguette. "Leime" lui dit à voix basse mon père "dein Hosseschlitz isch off !" ("ta braguette est ouverte !")
"Nou" lui rétorque calmement Leime "es kummt ooser kaan Risches heraus !" ("il n’en sort, je le jure, certainement pas de l’antisémitisme !")
La vantardise était - elle est peut-être encore - le défaut de certains Juifs alsaciens. Il y avait ainsi à Erstein un marchand de grains qui aimait se vanter au sujet de ses affaires. Un jour il demande à un de ses voisins : - Wiviel Zentner Pfüe maansch dass ich hait schon verlade hab ("combien de quintaux de grains penses-tu que j'ai chargés aujourd'hui")
et s'entend répondre :
"Die Heleft !" ("1a moitié !").
Quelquefois cette vantardise cachait en fait une réelle misère. Il y avait à Pfaffenhoffen une famille pauvre dont le Baalboos était colporteur. Quand il rentrait chez lui après sa journée et qu'il était par hasard accompagné de quelqu'un, sa femme ne manquait pas dr lui demander : - Nou, Fromel, was wot'sch esse ? M'r henn noch g'filtti Hühn vom Fraitig's Owe, oder het'sch liwer e Schtik kalti Kalbsbrucht, oder soll ich d'r e Gensdicht uffwärme ?" ("Alors Abraham, que voudrais-tu manger ? Nous avons encore une poule farcie de vendredi soir, ou bien préfères-tu un morceau de poitrine de veau farci froid, ou bien est-ce que je dois te réchauffer un plat d’oie ?")
Et Fromel qui savait parfaitement qu'il n'y avait rien de tout cela à la maison disait :
- Yau, am libschte hett ich a güter Teller Grumbieresupp ! ("Allez, le mieux pour moi ce serait d’avoir une bonne assiette de soupe de pommes de terre !")
A propos de "Achile" voici ce qui arrive un jour à ma grand-mère Sorle de "Wittersche". Elle était devenue veuve à 34 ans et élevait dignement ses quatre filles avec les maigres revenus de son épicerie. Vertueuse, elle ne manquait pas d'inviter à sa table le Schnorrer de passage quand l'occasion se présentait. Un jour un Schnorrer engloutit de fort bon appétit tout ce que ma grand-mère avait préparé pour la famille entière qui, elle, ne s'était servie que symboliquement pour lui tenir compagnie. Ma mère et mes tantes ouvraient des yeux comme des soucoupes à le regarder se goinfrer. Le repas terminé, notre Schnorrer s'apprête à partir, mais ma grand-mère lui dit : - Un welle n'r nit bensche. ("Eh bien, vous ne voulez pas faire le Bensche ?"
Et celui-ei de lui répondre :
- Ich kenn nit bensche, ich bin not nit satt ! ("Je ne peux pas faire le Bensche, je ne suis pas encore rassasié !")
Le Iffesredde a toujours été pratiqué avec bonheur parmi les Juifs alsaciens. En voici un exemple rigoureusement authentique : quand, vers 1925, notre cousine Camille de Fegersheim se fiança à un pharmacien, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans la Khille (il faut dire qu'à l'époque il y avait moins de médecins et de pharmaciens juifs sur le marché !). Lorsqu'on apprit au Iffesredder du village : - Henn er schon g'hert. die Camille bekummt an Apedeiker. ("L’avez-vous déjà entendu, Camille aura un pharmacien.")
il répondit :
- Yau ! es word sau aaner sein wie die Ettiqueitlich klebt ! ("Ça doit en être un qui comme les petites étiquettes !" [c'est-à-dire un préparateur en pharmacie])
Puisque nous venons d'aborder l'inépuisable chapitre des histoires de fiançailles, mariages et Chadchen, je voudrais en citer unt seule mais bien caracréristique : un jeune homme doit se fiancer avec une jeune fille de "Grüsse". L'affaire a été arrangée de belle main par le Chadchen. Cependant les parents du Hosen ont appris indirectement que la Kalle a une fort mauvaise réputation. Aussi quand le Chadchen arrive dans la famille du fiancé le père de ce dernier lui dit : - Ihr henn uns g'ützt ; dasMaadle, hab ich erfahre, isch gar nit beikofet un alli Junge von Grüsse sin schon mit'em geloffe !("Vous nous avez roulé; la demoiselle, je l’ai appris, n’est pas du tout convenable et tout les jeunes gens de Grussenheim sont déjà sortis avec elle.")
A quoi le Chadchen répond :
- Nou, wie grauss isch das Grüsse ! ("Allons, Grussenheim n'est pas une si grande commune !")
Les rabbins, bien entendu, ont souvent été la cible de l'humour judéo-alsacien et, pour terminer cette bréve anthologie, voici ce qui arriva dans une de nos Khillas alsaciennes dont le nom doit rester à jamais ignoré. Le rabbin de cette communauté avait une très jolie femme. Il instruisait de nombreux Talmidim. Mais un jour où le rabbin était absent, l'un de ses élèves s'enhardit et fit de pressantes avances à la jolie Rewetzen. Celle-ci se défendit comme il se doit et notre Talmid battit en retraite en murmurant : - Nou, wen'r nit welle… ("Et bien si vous ne voulez pas ...")
Et la rabbine de lui répondre :
- Von nit welle isch kaa Reed, awer a Hutspe isch's doch ! ("De ne pas vouloir il n’est pas question, mais c’est quand même du toupet !")

Illustrations : Alphonse Lévy

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