Le "Yéddisch-Daïtsch" :
Le dialecte alsacien à la manière juive
par Alain KAHN


Le "yéddischdaïtsch", c’est le dialecte "judéo-alsacien" ou littéralement le "parlé alsacien à la manière juive" car d’une part, "yéddisch" c’est une déformation de "yehoudith", l’adjectif "juive" en hébreu (d’ailleurs yehoudith désigne aussi le "patois juif", de plus juif se dit "yétt" en judéo-alsacien, de "yehoudi" en hébreu) et, d’autre part, "daïtsch" est une déformation de "deutsch", "allemand") le mot étant exprimé précisément en dialecte alsacien.

C’est un langage qui a été en usage surtout dans la campagne alsacienne depuis le 10ème siècle en Lotharingie. Il est essentiellement composé de trois éléments constitutifs : l’allemand avec ses différents dialectes alémanique, souabe et bavarois, l’hébraïco-araméen qui témoigne de ce profond enracinement dans la Bible et le Talmud, et plus marginalement le roman, l’élément roman comprenant les influences du français, de l’italien et même du latin de l’Eglise. Ainsi, pour cette dernière catégorie, une belssel, c’est la servante, déformation du mot pucelle ; del c’est l’enterrement, déformation du mot deuil ; ôre, c’est prier et c’est une déformation du latin orare comme benche, bénir les enfants le Shabath. Réciter les actions de grâce après le repas vient de benedicere ou encore brâye, inviter, vient du latin precari. Sargueness vient de sargano, le linceul en italien et désigne l’habit mortuaire. Schmüssbariendes est une déformation du français "pour rien dire" ici dans le sens "des mots pour rien dire".

Gomer

En judéo-alsacien, le terme Aschkeness désigne les Allemands alors que le judaïsme alsacien fait bien partie du monde aschkanaze qui désigne globalement les juifs d’Europe occidentale. On peut noter à ce propos que le nom "Aschkenaz" se trouve dans la Bible (Genèse 10:3 ; I Chroniques 1:6). Ce nom a été retenu pour désigner en particulier les juifs allemands car le père d’Aschkenaze s’appelait Gomer dont le nom serait à l’origine du nom Germanie.

Parallélement à l’influence de l’allemand et de l’alsacien, les hébraïsmes se sont développés et ses expressions d’origines hébraïques sont nées pour cacher ce qu’on veut dire en secret à un coreligionnaire mais certains mots ont finis par être connus de tous comme bayess, la maison ou la bicoque qui vient de l’hébreu bayith, beheïme désigne une personne pas très intelligente alors qu’il vient de l’hébreu beheïma, l’animal ; schlamassel, c’est la catastrophe et ce mot vient de l’allemand schlimm, grave, et de l’hébreu mazel, la chance ou le sort.

Le judéo-alsacien écrit a été découvert en 1272 à Worms dans un Rituel des Fêtes. Il a commencé à être transcrit dans des pièces notamment en 1534, en particulier sous la forme de Purimspiel ou Fasnachtspiel, de véritables comédies ou farces présentées à l’occasion de Pourim inspirées de ce qui se faisait à Carnaval. Ce genre a d’ailleurs continué à se développer jusqu’à la moitié du 20ème siècle.

Ainsi Paul Lévy de Mulhouse en a écrit quelques-unes vers 1928-1930 et notamment Garkisch. Ce mot désigne le restaurant cachère dans lequel les juifs pratiquants pouvaient manger même le Shabath. Son nom est un dérivé d’une expression allemande qui veut dire : "bien cuit" puisque il fallait utiliser un Stobsche, de l’allemand Stube, la chambre. Ici, il désigne la "petite chambre" hermétique qui constitue ce four spécial, qui permettait de garder au chaud un plat du vendredi soir au samedi midi. Les prescriptions shabatiques dans ce domaine pouvaient ainsi être respectées.
Le titre d’une autre de ses pièces est : ChateïsimsinnaachLeït ('hato en hébreu, c’est " le fauteur"), l’expression veut ainsi dire : "Les voyous sont aussi des hommes", c’était une expression employée pour se moquer des gens malhonnêtes.

"Dotterless"

Le Peïmesshaedler (Alphonse Lévy)
Enfin il a aussi écrit Gradwiebi’s Lévy’s, "Tout à fait omme chez les Lévy". Le titre est emprunté à l’expression suivante : S’geïttsüwibaï s’Dotterlés ("cela se passe comme chez les Dotterlés"), qui fait référence à une famille ou à un groupe où tout n’est que discussions et désordre. "Dotterlès" est la déformation de Théodore.Cette dernière expression désignait aussi la RumpelsNacht, nuit au cours de laquelle on remet la vaisselle Yonnteftik, celle qui est réservée pour cette fête à sa place (Yom Tov, jour de fête en hébreu devient Yonntef), et où l'on rend à la maison son aspect habituel. Rumpels vient de l’allemand rumpeln, faire du tapage car il s’agissait souvent de déplacer bruyamment la vaisselle de Pessah, de la Pâques juive, à la cave, au grenier ou dans un débarras qui se dit justement en allemand Rumpelskammer.

L’essor du judéo-alsacien en tant que langage du quotidien date du milieu du 17ème siècle. Un ouvrage a été diffusé à l’époque et a connu pas moins de vingt-six éditions à travers la vallée du Rhin. Il s’appelait TsénneRénne (de l’hébreu tseéna ouréana, "viens et vois", titre tiré notamment de la liturgie juive de Yom Kippour). Il s’agissait d’un commentaire de chaque section hebdomadaire de la Torah telle qu’elle est lue le Shabath et réputé facile d’accès puisqu’il était tout particulièrement recommandé aux femmes ! Aujourd’hui on peut encore trouver chez des libraires spécialisés des livres qu’on appelle Trénnebéchel, le petit livre de "trénne", "trénne" étant devenu une contraction déformée de TsénneRénne, il reprend en fait des commentaires de circonstance concernant les moments importants, heureux ou malheureux, de la vie dans les familles et c'était le livre de réflexion individuelle, de recueillement, pour les femmes à la maison notamment le Shabath.

Le judéo-alsacien s’est développé ensuite au cours des 18ème et 19ème siècles dans la campagne alsacienne. En effet, les juifs d’Alsace ne pouvaient pas s’installer dans les grandes villes comme Strasbourg, Colmar ou Mulhouse. Après la guerre de Trente Ans, lorsque l’Alsace est redevenue française sous Louis XIV, des communautés se sont créées où se sont développés dans les villes moyennes, dans les bourgs et dans les villages. C’est dans ce contexte rural que ce langage a pris toute son ampleur. D’abord pour les juifs entre eux, puis il devint connu par les non-juifs car une réelle proximité existait surtout dans les villages où il n’y avait pas de quartiers juifs.

Alors les non-juifs connaissaient les habitudes, les coutumes juives et un certain "vivre ensemble" avant la lettre a caractérisé cette vie campagnarde. Le voisin non juif fréquentait la famille juive, il venait lui allumer la lumière le Chawess, le Shabath, il recevait les matzess, la matza ou le pain azyme à Pessah et cette proximité a permis de mettre en relief ce langage. Le Peïmesshaendler, le marchand de bestiaux, essayait de s’arranger en yidischdaïtsch avec son confrère juif pour fixer le prix d’une bête que voulait acheter un non-juif mais celui-ci finissait par comprendre les chiffres suggérés en judéo-alsacien. L’affaire finissait quand même par être traitée !

D’ailleurs, par exemple au marché aux bestiaux de Saverne, créé en 1791 et qui a perduré jusqu’en 1970, on trouve dans un registre du milieu du 19ème siècle l’enregistrement de contrats de transactions rédigées en allemand ou en judéo-alsacien, quelque fois les dates sont écrites en français. Quant aux signatures, elles sont souvent écrites en cursive hébraïque car beaucoup de marchands de bestiaux s’exprimaient en yidisch-daïtsch, en judéo-alsacien. Certaines signatures sont toutefois en lettres gothiques ou en belles lettres françaises, ces façons de signer révèlent le degré d’éducation ou d’instruction des intéressés, même si certaines signatures sont rudimentaires, rares sont les signatures par une croix, dans ce cas le préposé indique qu’il s’agit de telle ou telle personne.

Auto-dérision

Par la suite, il s’est maintenu un certain temps dans les villes moyennes et dans les grandes villes où, petit à petit, à partir de la seconde moitié du 20ème siècle il est en quelque sorte tombé en désuétude. Mais ses traces sont toujours vivantes puisque, malgré tout, il a été transmis de génération en génération et même dans la campagne alsacienne, dans les villages où il y avait une présence juive, des non-juifs ont conservé des expressions judéo-alsaciennes qu’ils avaient entendues de leurs grands-parents ou arrières-grands-parents. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles cet intérêt pour ce langage ne se dément pas !

Ce parlé particulier véhicule parfaitement les minhaguim, les coutumes, d’une manière souvent savoureuse en ne négligeant pas l’auto-dérision, les analogies, l’ironie et le simple bon sens. Freddy Raphaël, spécialiste aujourd’hui du judaïsme rhénan, le définit ainsi :
"La langue de l’intimité familiale et communautaire, en même temps que celle de la connivence et de la complicité, notamment dans les transactions commerciales".
C’est une langue de connivence car elle permet de faire passer un message de telle sorte que l’interlocuteur non-juif ou "citadin évolué" ne comprenne pas l’arrangement qui se prépare.

Le bon kougel (Alphonse Lévy)
Au niveau des minhaguim, les expressions sont nombreuses puisqu’elles ressortent de la pratique religieuse bien ancrée dans les communautés et dans les familles. Il a par exemple des applications sur le plan culinaire qui y tient une grande place.

A Pessah avec les matzeknepflich (les boules de matzah à la graisse d’oie), l’incontournable matzekougel, du vieil allemand Kugel, rond, en référence au moule rond utilisé pour le cuire, un gâteau à base également de matzah et de graisse d’oie. A Shavouoth avec la tarte au fromage, (käskeuche) ou un koletch, (de l’expression kol, la voix divine, éch, qui sort du feu) une brioche au beurre (le lait, halav en hébreu, a une valeur numérique de 40 comme les 40 jours au cours desquels Moïse se trouvait sur le Mont Sinaï pour recevoir la Torah du Créateur). A la veille de Kippour : la soupe qui comprend les fremsel, des pâtes (vermicelles) faites à la maison et particulièrement nourrissantes. A Pourim on mange du Homen en souvenir du méchant Aman qui a fini par être pendu. Le Homen c’est ainsi de la viande fumée car pour la fumer, elle est pendue dans la cheminée ou le purimkéchel, de Pourim et de Kuchen, le beignet de Pourim. A Hanoukah, sur le plan de la convivialité cette fois-ci, les familles jouent encore au trenderle un jeu de toupie (déformation de drehen, tourner, ou au klopfes, de klopfen, frapper, qui est un jeu de carte où on fait aussi des mises en frappant sur la table en fonction de la valeur de chaque carte.

"Bekofedig"

C’est aussi une langue d’ "expert" et là on peut évoquer le marchand de bestiaux, le Peïmesshaendler, (de l’hébreu beheima, la bête et de l’alsacien haendler, commerçant), car il est reconnu comme ayant de solides connaissances dans son domaine. Le paysan lui fait entièrement confiance car son diagnostic ou ses avis sont toujours pris en compte. Et lorsqu’il lui dit que telle affaire est une metzie, une bonne affaire, de l’hébreu matzia, l’affaire, il le croit sur parole. Il était capable de juger la bête du premier coup d’œil, si c’était une vache laitière ou plutôt une vache de boucherie évaluait au plus juste son poids et la quantité de lait qu’elle pouvait produire.

Le marchand de bestiaux respecté, qualifié de bekofedig, savait trouver un accord, pchoremache ou cholemmache, il était connu pour ne pas mentir : "er sagt ka schgorem" et il était fier de dire : "Mein léwelang av ich ka Méchpet ket" (toute ma vie je n’ai pas eu de procès, michpat en hébreu). Les marchands de bestiaux, et en particulier les marchands de chevaux, qui disposaient d’une carriole tirée par un cheval pour transporter des animaux passait pour un srore (seroro en hébreu, puissant) ou un kotzen (katsîn, riche en hébreu), un homme honorable qui a réussi.

Voici maintenant quelques exemples éloquents du mélange allemand-hébreu :

Pendant l’office de Kol Nidrei, la veille de Kippour, le rabbin fait un sermon moralisateur. Le regretté rabbin Max Guggenheim de Saverne (1877 – 1967) disait souvent à sa façon savoureuse : "Ichhab a bref bekommevomElieu nove, wasschribt er ? Er wart of dschüffe" (j’ai reçu une lettre du prophète Elie (Elieu en judéo-alsacien), nove c’est navi en hébreu, le prophète, (l’annonciateur du Messie) ; il attend la réponse : en alsacien dschüffe veut bien dire la réponse mais en judéo-alsacien cela veut aussi dire le repentir qui se dit en hébreu techouvah. Ce jeu de mot sur le double sens de ce mot lui permet de rappeler en ce moment solennel de la célébration de Yom Kippour, du jour du pardon, la nécessité du repentir.

Une expression pleine de bon sens ; "Es kratzsichkaner om behinem, entweder er hot daïessoderherotkenem" : "personne ne se gratte pour rien, ou bien il a des soucis ou bien il a des poux !" (behinem vient de l’hébreu behinhom, gratuit, et dajess de l’hébreu déogo, le soucis).

Il y aussi cette expression qui dit : "Meïess mach daïess", avoir des milliers, de la richesse, cela donne des soucis ! (Ici Meïess vient de l’hébreu méo, mille, pour symboliser beaucoup d’argent).

Le juif alsacien de la campagne, on le voit, est observateur comme dans cette autre expression liée au sens de l’observation exprimée entièrement en alsacien :
"Sewewochetsält mer, dreïwocheweint mer, férwocheblosst mer, onn s’yohrechschonweder e rom", ce qui veut dire : on compte sept semaines (entre Pessah, la fête de la sortie d’Egypte, et Shavouoth, la fête du don de la loi sur le Mont Sinaï), on pleure trois semaines (avant Tishea Beav, le jeune en souvenir de la destruction des deux Temples de Jérusalem sous les Perses puis sous les Romains), on souffle pendant quatre semaines ( avec le shoffar, la corne de bélier, jusqu’à Roch Hachanah, le nouvel an et Yom Kippour, le jour du pardon) et l’année est de nouveau terminée. Comment mieux résumer l’année juive ?

Surnoms

On donnait aussi souvent des surnoms en lien avec l’activité ou le caractère. "D’r Chochemvon Uttené" (le sage d’Uttenheim) désignait le rabbin Moïse Bloch (1790 – 1868) qui a été un véritable érudit, qui a écrit Ysmach Mosché (Moïse se réjouit) un commentaire savant sur Houlîn, un traité du Talmud sur les lois alimentaires. Pourtant, petit à petit, l’expression s’appliquait ironiquement à tout homme se croyant très intelligent comme si dans la campagne alsacienne il ne pouvait pas y avoir de véritable savant. Moïse Bloch en est la preuve du contraire !
A Saverne, un marchand de bestiaux, un Peïmesshaendler, avait comme surnom "Schlétte", la luge, car il marchait toujours en traînant les pieds.
La Gschérêschter, de gschér, la vaisselle en alsacien et Eschter, une déformation du prénom biblique Esther, désignait une femme colporteur qui vendait de la vaisselle de maison en maison.
A Saverne on appelait "de Frigidaire Lévy", Monsieur Arthur Lévy qui avait ouvert un petit magasin où il vendait en particulier des frigidaires et autre appareils électrique après la deuxième guerre mondiale.
Plus méchamment on appelait "de Chatessle", le petit voyou, (de 'hatto, la faute en en hébreu) celui qui n’hésitait pas à tromper tant soit peu ses clients ou qui se conduisait mal en société.

Le juif alsacien utilise aussi ce langage pour faire passer un message que le non-juif ne comprendra pas, et là il utilise l’hébreu déformé à sa façon judéo-alsacienne. Le marchand de bestiaux qui veut forcer la conclusion d’une vente d’un animal, va s’arranger pour appeler à témoin un coreligionnaire en lui indiquant au préalable, en judéo-alsacien, le montant de la vente qu’il souhaite obtenir pour que celui-ci confirme, en toute bonne foi bien entendu, devant son client incrédule que c’est vraiment un bon prix ! Ce stratagème fut bien vite contourné car nombreux étaient les non-juifs qui avaient assimilés ce langage et qui l’avait même adopté !

L’expression Aussécholomgheï veut curieusement dire renoncer ou reculer alors que le verset : "Aussé cholom bimramov …" tiré de la prière quotidienne se traduit par : "Celui qui fait la paix dans les hauteurs, la fasse aussi régner sur nous". Cette prière se récite notamment à la fin du Kaddich en faisant trois pas en arrière en signe de déférence devant le Créateur. Pendant la guerre de 14-18, l’expression était utilisée par les soldats juifs alsaciens, alors allemands mais français dans leur cœur, pour dire à leur famille en évitant la censure (la traduction littérale n’était évidemment pas suspecte), que l’armée allemande reculait !
Ce langage imagé ressort aussi d’une expression comme "Sieeschgebutztwie die SchéppeMalke", elle est attifée comme la reine (malka) de Sabba (Shébba) pour désigner une personne particulièrement bien habillée.

Sa façon de parler caractérise le juif alsacien de la campagne et lui permet de s’adapter à toutes les situations. A la maison, à la synagogue il s’exprime dans ce langage savoureux. Avec ses amis non-juifs ou avec ses clients il parle en alsacien ou goyemlich, à la façon des non-juifs, ou encore en galeres-daïtsch en alsacien des curés (galech, le curé de gala'h en hébreu : tondu) ! Ce langage l’habite tellement qu’il transforme même les noms de lieux en les "traduisant" dans sa façon de parler. Pour Altkirch, qui veut dire "vieille église", il l’exprimera en judéo-alsacien, à savoir Altdefle. Kindwiller qui veut "village d’enfants" devient Janickmedine (le pays des enfants). Dauendorf, Dauedorf en alsacien qui évoque un sourd, devient Hüchemmedine, "le pays des sourds" ou encore Sainte Croix en Plaine devient Tsaïlemmaukem, "l’endroit de la croix". Les villageois étaient soit des Dauflemone, des catholiques (daufle vient de tauffe, celui qui baptise et mone vient de émouna en hébreu, la foi), soit des Hadischemone des protestants pour la nouvelle foi (hadische vient de l’hébreu 'hidouch, la nouveauté).

Ce langage peut enfin être considéré comme une sorte de code d’honneur. La parole donnée là encore chez le Peïmessaendler, le marchand de bestiaux, est sacrée ! Il n’a pas besoin d’un écrit, dans un premier temps on se tape légèrement la main et pour conclure définitivement on se tape fermement les mains et cela vaut toutes les signatures. Dans son langage, régler un différend se dit Pschoremache, c'est-à-dire trouver un compromis, ou encore Cholemmache, faire la paix. Il est toujours fiable et on dit de lui qu’il ne ment jamais, "er sagt ka schgorem", il ne dit pas de mensonges. Si quelqu’un se conduit mal, il est qualifié de guascht (de Gast en allemand qui veut dire "invité" mais aussi comme ici "fou"), de quelqu’un par conséquent de peu recommandable. La plupart des marchands de bestiaux vivent chichement, souvent ils ne sont pas plus riches que leurs clients. Il leur arrive fréquemment de consentir un petit prêt pour que l’affaire puisse se conclure et le paysan peut ainsi être amené à s’endetter sur plusieurs années pour l’achat d’une bête. Le marchand de bestiaux peut ainsi être amené à céder sa créance à un confrère plus riche. C’est d’ailleurs ainsi que des cabales ont été montées contre eux alors qu’ils ne dérogeaient absolument pas des pratiques de leur époque !

Landsjéde

La Chawessgoye s’occupe le Chawess de la Chawesslamp (Alphonse Lévy)

Une réelle proximité existait entre le juif de la campagne alsacienne et l’ensemble des habitants. Il est souvent devenu l’ami, le conseiller des familles qu’il fréquentait assidument pour son travail. Il avait beaucoup de reconnaissance envers ces brafigoyem, ces gentils non-juifs, car il savait qu’il était toujours bien accueilli. Cette confiance qui régnait entre eux résultait d’une connaissance des habitudes de chacun, le juif respectait les usages chrétiens et le chrétien respectait les usages propres au judaïsme. Dans les villages en particulier qui ne connaissaient pas de "quartier" réservé aux juifs, le proche voisinage accentuait encore cette proximité. Le regretté Pierre Katz de Marmoutier racontait qu’un forgeron qui habitait à côté de l’école juive du village, rythmait son art sur certains airs religieux qu’il entendait depuis l’école car les enfants les chantaient régulièrement, si bien qu’il les avait assimilés.

De nombreuses familles juives obtenaient les services d’une chawessgoye, de la non-juive du Shabath qui, le vendredi soir et le samedi matin faisait la tournée des maisons juives pour entretenir le feu ainsi que l’huile de la schawesslamp, la lampe du Shabath qui était descendue le vendredi soir par un système de crémaillère pour bien éclairer la table. Elle était remontée à la fin du Shabath d’où l’expression : "lampherof, dayessherunter", "la lampe en haut et les soucis reviennent ici bas".

Le juif tenait à préserver sa bonne réputation. "Ichhab a güter Chemimmeine Medine", "j’ai un bon renom dans mon pays" disait-il avec cette satisfaction mêlée d’une fierté légitime. Pourtant, le juif qui était "monté" dans une grande ville, à Strasbourg ou à Mulhouse, se moquait malheureusement du juif de la campagne, il se moquait d’un ton condescendant de cette Kuhwatel Aristokratie, de cette "aristocratie de queue de vache". Celui qui était devenu un "bourgeois" en ville, oubliait, et reniait en fait ses propres origines !

Le dessinateur parisien, Alphonse Lévy, né à Marmoutier, en a fait les frais puisque ses scènes de la vie familiales juives en Alsace n’ont pas trouvé l’écho qu’elles méritaient auprès de la bourgeoisie parisienne originaire d’Alsace. Or il voulait décrire ces Landsjéde, ces juifs de la campagne, si sincères, si authentiques, si pleins d’une foi inébranlable malgré les difficultés de la vie. C’était un hommage qu’il leur rendait car c’est grâce à eux que ce fil conducteur de la foi juive a pu être transmis aux générations qui se succédaient.

Bon sens

Eux, ils respectaient toutes les fêtes, ils s’organisaient de telle sorte qu’ils pouvaient être à la maison à temps pour le chawess, pour le Shabath. Ils se réjouissaient de ce repos hebdomadaire, de cette ambiance si, particulière, si réconfortante grâce aux petits plaisirs qu’ils pouvaient s’accorder ce jour-là. Notamment sur le plan gastronomique puisqu’ils disaient : "Chawesohne Kugelhot’snétgehn !", "il n’y avait jamais de Shabath sans Kugel" (gâteau à la farine, à la poire et à la graisse d’oie qui pouvait être maintenu chaud pour le repas de midi). Ces petits plaisirs, avec le rythme des offices à la Choule, à la synagogue, avec les habits de fête spécifiques, avec les promenades du Shabath, avec le sermon du rabbin, avec les chants du Shabath, tout cela redonnait à chacun la force de recommencer une semaine laborieuse avec la perspective de revenir pour ces moments si merveilleux. Pour paraphraser un célèbre slogan publicitaire, on pourrait dire que le judéo-alsacien c’est vraiment le "bon sens près de chez nous" !

Ce bon sens n’est pas si anodin que cela car les expressions ayant trait à la vie religieuse tout particulièrement rythment bien la vie quotidienne, elles en font partie tout naturellement de telle sorte qu’elles imprègnent l’ambiance à la maison On pourrait dire qu’elles s’inscrivent dans l’inconscient de chacun puisqu’elles font corps avec celui ou celle qui a été baigné dans ce contexte. Le fait qu’elles sont exprimées dans un langage populaire lui confère cette spontanéité qui lui donne chaque fois tout son sens. Mon regretté père Silvain Kahn a été un rescapé d’Auschwitz et pourtant il a conservé sa foi, son émounah qui était chevillée à son corps grâce certainement aussià cette éducation qu’il a eu par sa famille. Le respect des mitzwoth, des minhaguim judéo-alsaciens, allaient de soi malgré les épreuves car ils s’imbriquaient et s’imposaient dans la vie quotidienne quelle qu’elle soit, leur expression en judéo-alsacien était en quelque sorte un élément facilitateur de leur utilisation et par conséquent de leur conservation et de leur transmission.

C’est ce parlé si proche de la réalité de la vie quotidienne qui en fait été un vecteur important pour cet état d’esprit du judaïsme alsacien, il a contribué à le transmettrede génération en génération dans la cadre si chaleureux des communautés juives de la campagne alsacienne.

Alain Kahn

Sources principales :

N.B. Ce texte est la trame d’une intervention qui devait avoir lieu dans le cadre du Colloque de Cerisy, annulé à cause du coronavirus, sur "Le yiddish, l'inconscient, les langues" séance du Mercredi 22 juillet 2020le matin : Judéo-Langues et Inconscient : Alain Kahn : Le Judéo-alsacien (YiddischDaytsch), un langage reflet d'un état d'esprit au quotidien.


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